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A VINGT ANS
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ilI.RlS.A^DRB DUMAS FlI^ft.
ALPII LEBÈGUE, IMPRIMEUR -ÉDITEUR,
Rue Jardin d'Idalie, 4,
Près de la rue Notre-Dame-aux-Nejgcs, CO,
4850
LA VIE A VINGT ANS.
lie bal.
Un soir pluvieux du mois de février mii-huit-cent-
quaranle-six je pris une grande résolution.
Je décidai que j'irais au bal de l'Opéra.
J'avais tort, j'en conviens, mais les torts qu'on avoue
sont à moitié excusés; d'ailleurs qui n'a pas eu de torts
dans sa vie!
Et, depuis Adam qui eut le tort de croire trop sa
femme, jusqu'à saint Thomas qui eut le tort de ne pas
croire assez son maître, bien des hommes ont été par-
donnés d'erreurs plus graves que celle que j'allais commet-
tre par ce soir pluvieux du mois de février 1846.
En conséquence de cette résolution subite et bizarre,
je rentrai chez moi, à minuit, et je m'habillai.
Comme Murât, je me fis beau pour la mort.
I,\ VTE K VINGT A>\S. 1
— 6 —
Certes, le bal de l'Opéra est chose bien lugubre; cer-
tes, il est impossible de réunir, dans une des plus gran-
des salles du monde, pjus de gens qui s'ennuient, et,
cependant, par une attraction que j'ai souvent subie sans
la comprendre, j'allais, ce soir-là, encore tenter l'aventure
et me mêler à cette réunion de fous tristes qui fait, cha-
que semaine, veiller, pendant une nuit, la moitié de cette
ville qui s'intitule la ville la plus intelligente du monde
civilisé.
Je me faisais ces sages réflexions tout en m'habillant
et n'osant même, du coin de l'œil, regarder mon lit qui
me souriait avec ses draps entr'ouverts, et qui semblait
me dire : ici le sommeil et le rêve, et le livre commencé
qui me criait du fond de ses pages : ici le cœur et l'in-
térêt.
J'entendais les voitures bruyantes qui faisaient joyeu-
sement résonner le pavé; j'entendais les cris et les chan-
sons de ceux qui, moins blasés par les plaisirs de la
semaine, se font une fêle de ce plaisir hebdomadaire; et
je me disais, en réponse aux invitations astucieuses de
mon lit et de mon livre : faisons comme les autres; si ce
sont les sages, éludions leur sagesse; si ce sont les fous,
partageons leur folie.
Puis, après lout, que faire du samedi soir au diman-
che matin!
Si, par hasard, on ne va pas au bal de l'Opéra, il
arrive que le lendemain on se réveille de bonne heure, et
partant, on sort plus tôt que dordinaire; puis si le bal
de l'Opéra est ennuyeux^ le dimanche est impossible. On
trouve, dans l'endroit où Ion va déjeuner, au lieu des
figures amies de la veille, des gens qui, cesjours-là, se font
un excès de ce qui compose votre vie quotidienne, et qui
promènent niaisement dans la rue, ou asseoient gauche-
ment ù côté de vous, dès dix neures du matin, la hgure
étonnée qu'ils ont tous les jours, et Thabit solennel qu'ils
n'ont que le dimanche.
Ces braves inconnus, excellents pères de famille, pour
_ 7 —
la plupart, ont, outre une figure épanouie, un rire énorme
qui semble monter de leur poche à leur bourse. On voit
que la semaine ayant été bonne, le dimanche a le droit
d'être joyeux.
Eh bien! en passant cette nuit du samedi chez vous et
en vous levant à dix heures, vous vous exposez à toutes
ces choses et vous assistez, sans pouvoir le partager ni
même le comprendre, à ce rire si fort en dehors de vos
habitudes et de votre esprit, qu'au lieu de vous égayer il
vous attriste.
Encore, si vous étiez deux à déjeuner, vous pourriez,
en vous mettant loin de vos convives forcés, ne pas les
entendre, et vous faire un aparté plus agréable et moins
bruyant; mais vous êtes toujours seul.
Vous êtes bien sorti avec la ferme intention d'aller cher-
cher un de vos amis et de déjeuner avec lui, mais toutes
les portes où vous avez frappé sont restées closes, parce
que tous vos amis, moins sages que vous, ont été la veille
au bal de l'Opéra, et qu'ils ne sont pas rentrés, ou qu'é-
tant rentrés tard, ils dorment encore; et vous êtes trop
profond politique pour déranger un homme qui mange ou
réveiller un ami qui dort.
Il ne vous reste donc plus, pauvre âme abandonnée,
qu'à errer seule, sur le boulevard qui devient votre Slyx,
et à attendre que l'heure du dîner arrive pour rencontrer
un de ceux sans lesquels vous ne pouvez vivre, un de ces
mille amis dont l'amitié constitue pour vous, oisifs gen-
tilshommes, l'air bienfaisant de la capitale, et l'amour
éternel de la patrie.
Cette heure arrive, le premier que vous apercevez, qui
vient se frottant encore les yeux et qui paraît fort triste
de s'être réveillé si tôt un dimanche; vous courez à lui,
vous le magnétisez, comme l'épervier magnétise l'oiseau,
puis, vous fondez sur votre proie et il n'y a pas de force
humaine qui puisse vous faire lâcher le bras que vous
avez saisi.
Voilà mot pour mol la conversalion qui s'engage entre
vous et voire ami.
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— Bonjour, mon cher.
L'autre étant fatigué et par conséquent paresseux vous
répond seulement : — Bonjour. — Vous vous levez? —
Oui, à l'instant. — Vous avez passé la nuit? — J'ai été
à l'Opéra. Et vous? — Moi, non. — C'est vrai, je ne vous
ai pas vu. — Il y avait du monde? — C'était plein. —
Vous vous êtes amusé?
Votre ami qui sait maintenant que vous êtes resté chez
vous, et que naturellement vous n'avez pas pu voir qu'il
s'ennuyait comme de coutume, par fatuité et pour se pla-
cer dans la position exceptionnelle d'un homme qui s'a-
muse, même à TOpéra, vous répond :
— Beaucoup!
Alors, vous êtes furieux d'avoir cédé aux tentations
de voire feu, de votre chambre et de votre lit; vous avez
plus que des regrets, vous avez des remords de n être pas
allé à ce bal, où, comme votre ami, vous vous fussiez
amusé; et vous vous promettez bien de ne plus en man-
quer un seul désormais.
Effectivement, le samedi suivant vous y allez cl vous
revenez, comme toujours, en jurant de n'y retourner ja-
mais.
Le résultat de toutes ces réflexions est qu'il faut aller
au bal de l'Opéra; vous avez, il est vrai, la presque
certitude de vous y ennuyer; mais, au moins, vous vous
y ennuierez avec trois mille personnes, tandis que si vous
n'y allez pas, vous êtes sûr, par suite des raisonnements
profonds que je viens de vous exposer, de vous ennuyer
le dimanche, et tout seul.
Or, s'il y a une chose qu'on doive éviter, c'est de s'en-
nuyer seul.
Cette vérité est si incontestable, que Louis XIII, le-
lève du plus grand politique qui ait existé, et qui s'en-
nuyait toujours comme un roi qui a un grand ministre,
prenait un gentilhomme de sa cour, et, le conduisant dans
l'embrasure d'une fenêtre, il lui disait :
— Venez vous ciinuver avec moi.
— 9 —
Ce soir-là, ma résolution était donc bien prise; je
m'habillai, je descendis, envié de mon portier, qui re-
garde le bal de l'Opéra comme l'apogée du bonheur ter-
restre; je montai en voiture; tout grelottant j'arrivai rue
Lepelletier, et, enfin, comme Curtius, je me précipitai
dans le gouffre qui se referma aussitôt sur moi.
lie débardeur.
Il y avait à peu près une heure que je me promenais,
tantôt dans le foyer, tantôt dans les couloirs, cherchant ■
au milieu de tous les visages qui m'entouraient le visage
de quelque ami, lorsque j'aperçus, appuyé contre la porte
d'une loge, un charmant et spirituel garçon que je n'avais
pas vu depuis six mois, époque à laquelle il était parti
pour un voyage en Italie.
La rencontre était donc plus qu'agréable, elle était
inattendue.
Je me disposais à me diriger vers lui, lorsque je vis
qu'il causait avec un domino qui, en me voyant approcher,
fit mine de disparaître. Par discrétion, je battis en re-
traite.
Mon ami me vit alors, et, me faisant signe qu'il allait
venir à moi, me fit, en même temps, signe d'attendre.
J'attendis, fier d'avoir trouvé quelqu'un avec qui j'al-
lais enfin causer, et, prenant en mépris les malheureux
qui, solitaires dans cette foule, regardaient tous les do-
minos, tâchant de reconnaître ou d'être reconnus, et fai-
sant tout leur possible, enfin, pour être intrigués.
Quelques instants après, je vis le domino mystérieux
qui tendait la main à Emmanuel, c'est le nom que je don-
nerai à mon ami; puis il se pencha à son oreille, lui dit
quelques mots tout bas et disparut en riant.
— 40 —
Emmanuel le suivit des yeux tout en venant à moi et
en murmurant :
— Quel problème que la femme! — Eh bien! lui dis-je
en lui tendant les mains, d'où diable viens-tu? — De nulle
part, me répondil-il. — Tu es donc à Paris? — Depuis
trois mois. — Alors je ne te demanderai plus d'où tu
viens, mais ce que lu deviens? — Je suis amoureux! —
Alors, lu deviens fou! — Mais tu le sais, ajouta-t-il en
souriant, la femme qu'on aime est le pays le plus éloigné;
elle vous isole de tous vos amis comme de toutes vos ha-
bitudes. — C'est plein de vérité, ce que tu me dis là, et,
sans indiscrétion, pourrais-je savoir si c'est ce charmant
domino qui est, en ce moment, le pays éloigné qui nous
sépare et qui me fait l'effet d'être, tout bonnement, ton
paradis actuel? — Non. — Puis-je faire une supposition?
— Fais. — Il me semble, alors, à la façon dont tu cau-
sais avec lui, que, si ce n'est un pays conquis, c'est un
pays que tu veux conquérir. — C'est un pays conquis. —
Depuis longtemps? — Depuis deux mois, environ. — Ici,
je m'embrouille. — Pourquoi? — Tu es amoureux depuis
trois mois! — Oui. — Et, depuis trois mois, de la même
femme? — Oui. — Et celte femme n'est pas celle avec
qui tu causais? — Non. — Alors, tu n'es pas aussi amou- ,
reux que tu le dis? — Pourquoi? — Parce que, si tu
l'étais réellement, tu n'aurais pas quitté, au bout d'un
mois, ne fût-ce qu'une minute, le pays dont tu me parlais
tout à l'heure pour en occuper un autre. — Ce n'est pas
moi qui ai été le cheicber. — Alors, il a fait invasion
chez toi? — Justement. — Fat! — Je te jure! — Tu m'in-
trigues! — Tu es bien heureux d'être intrigué. — Je ne
suis venu ici que pour cela. — Pourvu que tu ne le sois
jamais comme je l'ai été, cest tout ce que je te souhaite.
— Tu as donc été intrigué ici, toi? — Oui. — Souvent?
— Deux fois. — Et, sérieusement? — Je le crois bien. —
Conte-moi cela? Moi, je n'ai encore trouvé, au bal de
l'Opéra, que des femmes qui me prenaient le bras, me
disaient mon nom, prétendaient nvavoir rencontré sur le
_ il -_
boulevard ou au spectacle, et terminaient là leur réper-
toire, de sorte, qu'en me quittant, elles ne me laissaient
pas plus d'espérances que de souvenirs. — Oh! moi, c'est
autre chose. — J'écoute! — Tu sais que le bal de l'Opéra
est le rêve des collégiens? — Oui. — De sorte qu'étant au
collège, c'était mon rêve aussi; un samedi soir, je par-
viens à m'échapper; je mets un costume de Turc et j'arrive
ici, je comptais passer une nuit délirante. — Ce qui
prouve encore que le collège est un séjour d'illusions. —
J'arrive, et, contre mon attente, je ne m'amuse pas.
J'étais seul, an milieu de gens que je ne connaissais pas
et de femmes qui me faisaient rougir, et j'étais occupé à
me dire que cette escapade n'aurait d'autre résultat que de
me faire mettre trois mois, sans doute, en retenue, lors-
que je sentis un bras qui prenait le mien et une femme, en
costume de débardeur qui, d'une voix fort douce et que
voilait à peine un masque à barbe de velours noir, me
demanda pourquoi je paraissais m'ennuyer tant au milieu
de la joie générale.
Je l'examinai; elle avait le pied mignon, la main fine,
les cheveux noirs; je pris le bras qu'elle m'offrait et je lui
offris de danser; elle accepta.
— Tu sais ce que c'est qu'un collégien ; j'étais plein de re-
connaissance pour cette femme qui avait bien voulu venir
à moi, quand moi je n'eusse pas osé aller à elle, et mon
imagination de dix-sept ans, faisant le reste, je fus con-
vaincu que ce masque couvrait un visage à faire pâlir celui
de la Vierge à la chaise, et ce costume, des formes à faire
oublier celles de la Vénus deMilo.
Je dansai toute la nuit.
Je tournais au Richelieu,et je mettais, à avoir l'adresse
de mon inconnue, une insistance sous laquelle on n'eût
jamais deviné un élève de seconde, lorsqu'elle me tint à
peu près ce langage.
— J'ai confiance en vous.
Je poussai une exclamation de joie.
— Dites-moi votre nom? ajouta-t-elle. — Je le lui
— 12 —
dis. — Seriez-vous parent du député de ce nom? — Oui.
— Il est très-influent? — Oui. — Eh bien! dit-elle, écri-
vez sur ce morceau de papier, elle déchira une feuille de
papier blanc d'un portefeuille et me tendit un crayon : que
vous vous engagez, sur l'honneur, à faire tout ce que
vous pourrez pour me rendre le service que je vous de-
manderai demain.
Cette circonstance ajoutait encore aux charmes de la
rencontre en y mêlant du mystérieux.
J'étais jeune, je pris le crayon, le papier, et j'écrivis ce
qu'elle me demandait.
— Et, où vous verrai-je demain? — Au passage de
l'Opéra, me dit-elle. — Pourquoi pas chez vous? lui dis-
je du ton le plus câlin que je pus trouver. — Vous mon-
trerez-vous digne de cette confiance? — Je vous le pro-
mets. — Eh bien Vieille rue du Temple, numéro 32.
J'avoue que l'adresse me fit une certaine impression,
et l'ange que j'avais rêvé me fit l'effet d'avoir voulu dégui-
ser un peu trop sa divinité; enfin, j'étais trop avancé pour
reculer, puis la maison pouvait être belle malgré la rue,
l'appartement beau malgré la maison et la femme joliemal-
gré l'appartement. Je pris donc radresse,'et, sans avoir pu
obtenir que mon inconnue me montrât ses traits, je quittai
le bal.
Je m'en allai chez le costumier, je repris possession
de mes habits civils, et, ne pouvant ni me présenter chez
mes parents, ni me rendre ù mon collège, j'entrai dans un
restaurant, de cet air insolentque donne une bonne fortune.
Mademoiselle Aiuanda.
A deux heures, je m'acheminai vers la vieille rue du
Temple. Je montai, à cet effet, dans un cabriolet qui mit
— 13 —
environ une heure, le temps que la malle met à faire quatre
lieues, pour me conduire à mon rendez-vous.
Je dois à la vérité de dire que, devant cette maison
noire et de désillusionnante apparence, je fus sur le point
de fuir, ni plus ni moins que ces conscrits qui, sur lechamp
de bataille, aiment mieux risquer de se faire fusiller que
de se battre.
Cependant, comme tout le long de la route j'avais raconté
mon aventure à mon cocher, car rien ne provoque l'ex-
pansion comme la joie, et Tindiscrélion comme le cocher
de remise, une fausse honte me prit et je franchis le seuil
de cette maison.
Le dehors était laid, le dedans était hideux.
J'avançai encore.
J'avais' déjà, à cette époque, le caractère résolu qui
est mon pliw bel ornement.
Je cherchai la loge du portier, je ne la vis pas, je
la sentis.
Elle était comme un nid de hibou, perchée dans l'an-
gle de l'escalier le plus tortueux qu'on pût voir.
Une tète parut au carreau, la seule tète qui pût con-
venir ù cette loge; je te laisse à penser ce qu'elle était
— Mademoiselle Amanda, demandai-je. — Au cin-
quième! me répondit une voix aigre faite pour la tète
comme la tête pour la loge. Au cinquième, vous prendrez
le corridor à droite, vous tournerez à gauche, et c'est la
quatrième porte après la seconde fenêtre.
Je priai l'homme de répéter, mais le cerbère, qu'il
était, il aboya et ne répéta pas.
Je tâchai de rassembler les détails de cette indication
et je montai, ce qui était encore plus diflicile que je ne
m'y attendais.
Un instant j'eus l'idée de me cacher dans l'escalier le
temps nécessaire pour que mon cocher crût à la réalité
de ma visite, mais je m'aperçus bientôt que si la vue,
l'ouïe, le toucher et le goût y consentaient, le cinquième
sens s'y refusait obstinément.
— 44 —
Je me dis qu'on pouvait trouver, après tout, une beauté
sous les toits, et une vertu dans une mansarde.
J'arrivai ainsi au quatrième étage; je croyais que le
portier s'était moqué de moi, car il me semblait que l'es-
calier finissait là, lorsque mes yeux, s'habituant peu à
peu à l'ombre, je découvris une sorte d'antre, dans le
genre de celui par lequel Virgile fait descendre Dante aux
Enfers.
J'entendis du bruit, je jetai un regard de commiséra-
tion à la victime qui n'était, peut-être encore, qu'au pre-
mier étage, et je me précipitai dans le conduit qui devait
me mener à la porte de mon inconnue.
Arrivé au faîte de l'escalier, mon embarras fut grand.
Les indications du concierge commençaient à se brouiller
dans ma tète par suite des nombreuses émotions qui
avaient accompagné mon ascension. Je me trouvais, non
pas sur un carré, mais dans un carrefour, une allée à
droite, une à gauche, une en face, une derrière; on eiit
dit l'étoile de la Porte verte qui se trouve au commence-
ment de la foret de Saint-Germain; enfin je t'épargne le
restant de mes douleurs pour ne pas t'arraclier trop de
larmes, et je te dirai, seulement, qu'après avoir compté
les fenêtres et les corridors, j'arrivai à la porte de ma
bicn-aimée myslérieuse.
Je frappai avec un battementdecœur et me disant que
s'il y a une justice au ciel j'allais en avoir ma part, et
que j'avais droit d obtenir ma récompense où j'étais, c'est-
à-dire à mi-chemin du ciel.
Je frai>pai donc.
Une petite vieille avec des cheveux blonds et six dents
de moins sur le devant de la bouche, vint m'ouvrir.
— Je n)o trompe, sans doute, madame, lui dis-je, —
Qui demandez-vous, monsieur? me dit-elle.
Un frisson glaça mon sang; il me sembla, dans la
bouche de cette duègne, reconnaîti'e la voix douce de mon
débardeur.
— Mademoiselle Amanda, répondis-je. — C'est ici,
fit-elle; et elle referma la jiorle.
— 15 —
Je respirai, elle n'avait pas dit . c'est moi.
Je jetai un regard sur la chambre, cherchant, avec une
perspicacité qu'avaient encore augmentée mes pérégrina-
tions dans les cinq étages, une seconde porte qui condui-
sît à une seconde chambre, mais, si perçant que fût mon
regard, je ne découvris rien.
La petite vieille m'offrit une chaise; je m'assis, elle en
fît autant et sembla attendre que je lui adressasse la pa-
role.
Je ne savais que dire.
La position était affreuse.
J'aurais donné mon oncle pour ne pas être venu.
J'allais dire quelque chose, lorsqu'en regardant le lit,
j'aperçus par hasard le costume de débardeur.
— Elle est sortie, pensai-je, et cette vieille est chargée
de me recevoir; d'ailleurs mon inconnue est brune et celle-
ci a dû être blonde.
Cette découverte me donna du courage, et dans la joie
que cette supposition me causait, je m'écriai, comme si
j'avais supposé que mon interlocutrice dût être sourde:
— Mademoiselle Amanda? — C'est moi, monsieur.
J'avais, dans ma vie, reçu bien des coups de poing
sur la tête, mais je n'en avais jamais reçu de celte force-là.
Je faillis m'évanouir.
Je fus rappelé à la vie par ces paroles, dites avec le
ton de la prière:
— Monsieur, vous êtes homme d'honneur?... — Oh!
soyez tranquille, madame, m'écriai-je. — Et vous ne
voudriez pas trom])er une pauvre femme?... — Je m'en
garderai bien. — Ah! c'est bien! cela! monsieur, et Dieu
vous récompensera.
Et elle me regardait avec attendrissement.
J'étais dans la position la plus ridicule où un homme
puisse se trouver. Je tournais mon chapeau dans tous les
sens et je me représentais le bienheureux moment où
j'allais enfin revoir la figure de mon cocher.
— Pardon! Madame! dis-je enfin, mais c'est bien vous
— 16 —
qui étiez hier au bal de l'Opéra? — Oui, monsieur. — En
débardeur. — Oui, monsieur. — Qui m'avez donné votre
adresse? — Moi-même. — Et qui m'avez fait signer un
papier? — Que voici. — C'est étrange! — Que trouvez-
vous d'étrange là dedans? — C'est que cette nuit vous
étiez brune.
Amanda se leva et me montra sur le lit une perruque
noire, que je n'avais pas vue.
J'étais confondu, ma dernière espérance m'échappait.
— Je cache mes cheveux pour ne pas être reconnue,
et ne pas me compromettre.
Je ne répondis rien.
— Tous vos doutes sont-ils levés? — Oui, madame,
lui dis-je d'un ton morne quoique résigné. — Vous pa-
raissez triste? — Au contraire, je suis on ne peut plus
heureux. — Merci de ce mot, jeune homme, il me donne
l'espérance que vous ne m'abandonnerez pas. — Que
puis-je faire pour vous, madame? — Vous pouvez faire
mon bonheur.
Je crus qu'elle allait me demander de l'épouser.
Je frissonnais.
— Comment me trouvez-vous, monsieur? me dit-elle.
— Mais, madame, je vous trouve fort bien. — El croyez
vous que l'on puisse s'occuper de moi sans rougir? —
Certainement. — Eh bien, monsieur, il faut que vous vous
occupiez de moi
— Je suis prêt.
Tu ne peux te figurer tout ce que ce mot renfermait de
dévouement et d'abnégation.
— Monsieur, me dit-elle, vous devez comprendre que
ce que j'ai fait hier est en dehors de mes habitudes, et
que je ne suis pas une femme de bals masqués.
Je fis un signe qui indiquait mon assentiment.
— Mais j'ai tant souffert — Que vous avez voulu,
interrompis-je, et c'est bien naturel, vous donner une
distraction. — Non, monsieur, vous vous trompez, je
n'étais pas au bal de rOprra par plaisir, mais pour afiai-
— i7 —
res. — Ah! vraiment. — Oui, monsieur. — Je ne m'ex-
plique pas... — Vous allez comprendre, monsieur. Lors-
que vous êtes Tenu ici, vous avez sans doute cru à un de
ces rendez-vous comme on en donne tant, au bal de l'O-
péra, rendez-vous d'amourettes. — Je l'avoue. — Vous
vous êtes trompé.
Je respirai plus librement.
— Permettez-moi une question, madame, pourquoi ce
costume de débardeur? — Parce que ce costume me faci-
litait les moyens d'obtenir ce que je n'ai jamais obtenu
sous d'autres. Ainsi il est probable que si vous n'aviez
pas cru trouver une jeune et jolie femme, vous ne fussiez
pas venu; et si vous aviez supposé que ce costume cachât
une femme de mon âge, vous n'auriez même pas pris le
bras que je vous offrais. — 0ht madame. — Il fallait
donc que je vous attirasse, et comme j'ai votre parole
écrite que vous ferez tout pour m'accorder ce que je vous
demanderai, je veux que vous connaissiez l'histoire de
mes malheurs. — Pardon, madame, interrompis-je, mais
je crois que, sinon la bonne volonté, du moins le temps
me manquera; si vous permettiez, je prendrais congé de
vous et je reviendrais un autre jour.
Tu comprends, mon cher, que j'étais loin de m'en-
Ihousiasmer à l'idée que j'allais écouler la narration des
infortunes de la vieille Amanda, qui me paraissait tout
bonnement folle. Puis comme j'étais sûr d'être au moins
trois mois aux arrêts pour cette belle équipée qui, comme
tu le vois, avait un si beau résultat, je me disais que
pendant ce temps mon inconnue mourrait probablement
de vieillesse.
Malheureusement j'étais tombé en de bonnes mains;
elle ne me lâcha pas, et il fallut entendre, ni plus ni moins
que si j'avais été à la chambre et que mon oncle eût
parlé.
Je me résignai : si la volonté rend fort, la résignation
rend sublime.
Certes, si sévère que fût le proviseur, s'il avait su ce
lA VIE A VIFGT ANS. 2
— 18 —
que je subissais, il n'eùl pas exigé d'autre punition, j'en
suis bien sûr.
Confldences.
Avant de le faire le récit des infortunes d'Amanda, je
veux, mon ami, que tu sois bien pénétré des miennes, et
que tu comprennes la position d'un homme qui s'est cru
en bonne fortune, qui depuis huit heures vit d'espérance
et d'illusion, et qui finit par être pris dans un pareil tra-
quenard.
— Monsieur, me dit la réalité de mon rêve, figurez-
vous que je suis née en 1780.
Nous étions en 1840, et elle cachait au moins dix ans.
Je te laisse à penser combien cet aveu me toucha.
— Mon Dieu, madame, lui dis-je avec une assez
grande envie de rire, qu'il me fallut le souvenir de ma
position pour calmer, j'ai déjà eu l'honneur de vous dire
que je suis attendu; vous serait-il indifférent de commen-
cer votre histoire, dans ce siècle-ci, à moins que vos
malheurs ne vous aient prise au berceau. — Monsieur,
me répondit-elle d'un air piqué, il est probable que si la
femme était jeune et jolie, vous ne lui feriez pas une sem-
blable observation. — Je vous ferai seulement remar-
quer, madame, que si la femme était jeune et qu'elle me
racontât son histoire, il est probable que celte histoire ne
commencerait pas en 1780, et ne promettrait pas de durer
ce que probablement durera la vôtre, je n'aurais donc pas
besoin de lui faire l'observalicn que je me suis permise.
Je voyais venir le moment où elle allait me faire une
véritable scène, c'eût été plus original qu'amusant, et je
préférai m'en abstenir.
Je croisai les bras cl j'écoutai.
— 19 —
— Eh bien, monsieur, reprit mon adversaire, comme
lu le comprends, nous cessions d'èlre amis, je passerai
ma jeunesse, quoiqu'il m'eût été bien doux de vous com-
muniquer mes rêves de jeune fille, et je commencerai le
récit de ma douloureuse existence à partir seulement de
mon mariage. Je me mariai en 98. — Si jeune! m'écriai-
je, en voyant que je ne gagnais que dix-huit ans à ce sur-
sis. — Oui, monsieur, du restej'étais assez jolie, fit-elle
d'un ton sec, je vous prie de le croire, pour me marier à
cet âge-là. — r Je n'en doute pas, madame. — Je vous fais
seulement cette observation, monsieur, parce que depuis
que je veux bien vous faire connaître les secrets de ma
vie, vous paraissez prendre à tâche de m'interrompre,
c'est sans doute pour me faire parler plus longtemps. —
Oh! madame, pouvez-vous croire à une pareille idée de
ma part, on voit bien que vous ne me connaissez pas. —
Enfin, monsieur, vous êtes venu, et je ne vous ai pas forcé
de venir. — Au contraire. — Alors veuillez m'écouler.
Comme il n'y avait pas moyen de faire autre chose, je
consentis.
— Je me mariai donc en 98, à un jeune homme de
dix-neuf ans; c'était un mariage d'amour, nous nous ai-
mions malgré nos parents. — Comme Roméo et
Juliette. — Vous dites, monsieur? — Je dis : comme Ro-
méo et Juliette. — Je ne comprends pas, fit Amanda
d'un ton piqué. — C'étaient aussi deux jeunes gens qui
s'aimaient, malgré leurs familles.
Amanda fit un mouvement de mauvaise humeur et re-
prit avec un soupir.
— C'était un mariage d'amour, nous nous aimions à
la folie, nous étions si jeunes tous deux! Nous n'avions
pas une grande fortune: moi je n'avais rien; Anatole,
c'est le nom de mon mari, ne pouvait rien obtenir de ses
parents, de sorte,, . — De sorte que, non-seulement vous
n'aviez pas une grande fortune, mais encore vous étiez
dans la plus profonde misère. — Oui, monsieur, vous
avez deviné. — Cen'étail pas dilïicile. Continuez. madame,
ronliiinez.
— 20 —
J'espérais par ces fréquentes interruptions irriter
Amanda, et me faire mettre à la porté, mais je vis que
ce moyen ne me réussissait pas et je résolus de ne plus
l'employer que pour me distraire.
— Nous nous aimions tant, me dit-elle, que nous ou-
bliions dans les bras l'un de l'autre le côté matériel de
la vie. Il y a même un monsieur qui faisait des vers bien
jolis à cette époque-là et qui m'en fit quatre que je me
rappelle encore, voulez-vous que je vous les dise? — Inu-
tile, madame, d'autant plus que la connaissance de ce
grand poëte de 1798, quoique ce fût un présage de grandes
infortunes, ne me paraît qu'un des petits malheurs de
votre existence. — Il y avait, continua Amaiida, un an à
peu près que nous savjourions, Anatole et moi, les dou-
ceurs de l'hymen : je me sers de l'expression de ce poëte
qui est devenu académicien et qui s'appelle... — Le
nom n'ajoute rien à l'expression qui est charmante, fis-je
en m'inclinant. — Quand un malin Anatole sortit pour
aller acheter du tabac; lorsqu'il revint j'étais bien changée.
— Lorsqu'il revint d'acheter du tabac? — Oui. — 11 re-
vint donc bien tard? — Seize ans après. — Seize ans
après! m'écriai-je. — Oui, monsieur. — Comment, c'est à
vous, madame, qu'est arrivée cette aventure, dis-je à
Amanda, ne pouvant contenir le rire qui me débordait. —
Oui, monsieur, fit-elle avec un soupir. — C'est très-cu-
rieux! — Vous connaissiez celte histoire? — Parfaite-
ment. — Eh bien, monsieur, je vous le répète, c'est a moi
que celte aventure est arrivée. — Ceux qui me l'ont ra-
contée, dis-je alors, ii'ont jamais pu m'en dire la fin, je
redouble d'attention. Qu'avait fait votre mari pendant ce
temps? — Il avait suivi Bonaparte, dont il était fanatique;
il avait été à Austerlitz où il avait reçu la croix, en Russie
où il avait e-u les pieds gelés, à Waterloo où il avait
laissé un bras, c'est dans cet état qu'il me revint, mon-
sieur. — Il était encore plus changé que vous, alors. —
Je ne le reconnus pas, lorsqu'il se présenta chez moi;
j'étais avec le poêle dont je vous ai parlé tout à l'heure,
- 21 —
je me levai et je m'apprêtais à faire une révérence pour
un étranger, lorsque ce monsieur me dit : « — On dirait
votre époux, chère Amanda. »
Il était méconnaissable, monsieur; au lieu de cette jolie
figure imberbe qui le faisait ressembler 5 Phœbus, c'est
ainsi que s'exprimait le poëte, je revoyais une sorte de
dieu Mars, c'est toujours l'expression de monsieur...
Elle allait me dire le nom de son poëte, lorsque je l'in-
terrompis; j'avais un parent éloigné, et dont je m'éloignais,
qui était académicien, et je tremblais qu'elle ne me nommât
ce parent.
— Mon époux, continua-t-elle, était manchot; sa fi-
gure, rougie par les fatigues et le vin, était traversée d'un
coup de sabre; de grandes moustaches en forme de cro-
chets lui descendaient aux deux côtés de la bouche, et il
s'installa chez moi en jurant à faire trembler les vitres.
J'étais confondue : cependant toute au bonheur de le
revoir, je me jetai dans ses bras.
— Dans son bras, voulez-vous dire. — Oui, monsieur,
reprit Amanda en souriant de cette mauvaise facétie; il
me repoussa : je l'appelai mon Anatole chéri, il ne me
répondit pas; je lui fis des reproches, alors il me battit,
et depuis ce jour-là, il n'a pas cessé... — De vous battre?
— Oui, monsieur. — Il vit donc encore? — Oui, mon-
sieur. — I! est à Paris? — Oui, monsieur. — Et il de-
meure ici? — Oui, monsieur.
A ce dernier : oui, monsieur, je me levai et m'apprêtai
à sortir.
— Où allez-vous? s'écria Amanda, en me barrant la
porte. — Je m'en vais! — Pourquoi? — Anatole me fait
peur. — Et vous m'abandonnez? — Parfaitement. — C'est
affreux! — Votre mari va rentrer. — Eh bien! — S'il me
trouve ici... — Après? — Il croira... — Que croira-t-il?
fit-elle en écartant les mains comme la Vierge immaculée
des médailles d'argent. — Ce qui n'est pas. — Il sait que
vous êtes ici. — Il le sait! — Oui. — Qui le lui a dit?
— Moi. — El pourquoi le lui avez-vous dit? — Pour l'a-
— 22 —
paiser et le faire sortir. — Je ne comprends plus. —
Rasseyez-vous, jeune homme, cl vous comprendrez.
Je me rassis, Amanda en fit autant.
Anatole.
— A compter du moment de son retour, reprit-elle, la
maison conjugale devint un enfer. Quand il apprit que
l'empereur était h Sainte-Hélène, il entra dans une telle
fureur que ne se contentant plus de me battre, il battit le
poëte qui cessa de venir nous voir, ce qui nous retira nos
dernières ressources; car il était aussi charitable que
grand. Lorsque l'empereur mourut, cela causa à Anatole
une telle impression qu'il fit un esclandre dans le quartier,
et que pendant trois mois il alla en prison.
En vain j'ai postulé pour le faire entrer aux Invalides;
on a des griefs contre lui, à cause de ses opinions trop
exagérées.
Ajoutez à cela qu'il boit tout ce que je gagne et que
tous les jours il rentre ivre mort quand il rentre; enfin,
monsieur, termina Amanda en pleurant, sauvez-moi.
Je crus qu'elle voulait se faire enlever et je ne répon-
dis pas.
— Vous ne me dites rien, fît-elle. — Que puis-je vous
dire, madame? — Comment, vous voyez une pauvre femme
qui souffre et se roule à vos pieds, et vous ne faites rien
pour consoler cette pauvre femme. — J'ignorais, madame,
que vous fussiez aussi malheureuse, et ce costume dans
lequeljevous ai vue cette nuit. — C'est Anatolequi me le fait
porter. — Anatole? — Oui, monsieur. — Quel intérêt a-t-il?
— Il m'a dit : Il faut que lu obtiennes un emploi qui nous
fasse vivre puisqu'on m'en refuse un à moi. Mets-toi en
débardeur, c'est le goût ^du jour, et va au bal, jusqu'à ce
— 25 —
que lu trouves un député, les députés peuvent tout; alors,
avec nos dernières ressources j'ai acheté un costume, une
perruque et un masque, et depuis le commencement de
l'hiver je cours les bals sans pouvoir rencontrer le député
qu'il me faut. Enfin hier, monsieur, je vous ai vu; vous
aviez l'air distingué; le costume de Turc que vous por-
tiez a excité ma confiance; j'ai dit : Voilà un jeune homme
naïf; j'ai pris votre bras.
Quelque chose me disait que vous seriez mon sauveur;
vous m'avez dit votre nom, j'ai su que votre oncle était
député, et je suis rentrée dans ma chambrette, pleine d'es-
pérance. J'ai réveillé Anatole, je lui ai donné vingt sous
pour aller boire, et je lui ai dit la rencontre que j'avais
faite et la visite que j'attendais.
Il va rentrer, monsieur, et si je n'ai pas une réponse à
lui donner, il me tuera, sauvez-moi.
— Mais que faut-il faire?.... — En me faisant obtenir
un bureau de tabac.
Comprends-tu cette conclusion, mon ami : aller au bal
en Turc, croire à une bonne fortune, et le lendemain, lors
qu'on espère trouver au lieu du rendez-vous, au moins
une grisette, trouver une vieille femme qui vous demande
un bureau de tabac, et un vieux troupier qui se jette à vos
genoux et complique ce tableau touchant.
Car j'oubliais de te dire qu'au moment où la vieille
m'avait demandé son bureau de tabac, le vieil Anatole qui
depuis quelques instants sans doute écoutait derrière la
porte, s'était précipité dans la chambre et s'était jeté à
mes pieds, avec ces larmes d'attendrissement que donne
l'ivresse, et ne cessant de me répéter :
— Jeune homme, vous qui étiez en Turc, et qui avez
un oncle député, ne nous abandonnez pas.
Je te laisse à penser où j'aurais voulu être.
Je relevai Anatole qui semblait pleurer toute l'eau qu'il
aurait pu mettre dans son vin et qui se tenait assez mal
sur ses pieds gelés en Russie.
Je fis rasseoir Amandi, j'eus l'air d'essuyer une larme
— 24 —
avec mon mouchoir et je promis à Anatole et à sa femme
de m'occuper d'eux.
— Ce que tu te gardas bien de faire, dis-je à Emma-
nuel. — Non, ce que je fis. Au moment où j'allais m'en
aller, Anatole me prit à part et me dit : Monsieur, je n'ai
pas encore manj^ d'aujourd'hui, |)rèlez-moi vingt francs;
je lui donnai une jiif-ce dor, ii la regarda longtemps et dit
d'un air dédaigneux : C'est un Louis XVIII. — N'en
voulez-vous pas, lui dis-je, dans l'espérance que ses opi-
nions me feraient rentrer dans ces .vingt francs qui me
représentaient les dictionnaires que j'avais vendus pour
aller au bal. — J'aurais mieux aimé un napoléon, me
dit-il en mettant le louis dans sa poche, mais je vais le
changer tout de suite pour n'avoir pas de remords.
Et il s'apprêta à sortir.
Amanda s'approcha alors de lui en lui disant d'un ton
piteux :
— Si tu emportes tout, avec quoi ferai-je à dîner? —
Avec les restes d'hier. — Hier nous n'avons pas diné. —
Silence alors et serre ta robe, fit Anatole en levant la seule
main qu'il avait sur Amanda; je l'arrêtai au milieu de son
geste, il me dit : — Voyez-vous, petit, faites-lui avoir
son bureau de tabac et croyez Anatole, ne vous mariez
jamais. Les (emmes ça ruine les hommes.
Et d'un pas chancelant, après m'avoir donné une éner-
gique poignée de main, il descendit tant bien que mal les
cinq étages que j'avai<? eu tant de peine à monter.
Je restai seul avec Amanda.
La pauvre femme m'attristait, je m'approchai d'elle, je
lui donnai le dernier louis qui me restait, et je lui dis : Je
penserai à vous.
Conclusion.
Je rentrai au collège, mon escapade était connue, je fus
chassé. Mon père me gronda fort, mais la tempête paler-
— 25 —
nelle s'apaisa comme toutes les tempêtes. Je racontai mon
aventure à mon oncle, qui fit entrer Anatole aux Inva-
lides et obtint un bureau de tabac pour sa veuve.
Je dis sa veuve, car à peine Anatole élail-il entré aux
Invalides d'où il sortait encore pour venir piller la caisse
de sa femme, qu'un soir en rentrant ivre comme toujours,
il se laissa choir si violemmeut dans un fossé qu'il ne
s'en releva plus.
— Amen, fis-je. — Voilà ma première histoire. — Et
Amanda? — Amanda vit toujours au sein des délices et de
son bureau de tabac.
Tu me connais assez pour comprendre qu'après un
pareil début je jurai de m'absîenir éternellement du bal de
l'Opéra.
— Bah!... Où crois-tu donc être aujourd'hui? — Au-
jourd'hui, c'est autre chose, j'y suis par ordre. — Et
l'ordre te vient? — Du domino que tu as vu. — Du pays
étranger? — Justement, et maintenant, adieu! — Tu t'en
vas? — Oui. — Et ma seconde histoire? — Celle-là, je la
garde. — Pourquoi? — Elle est trop longue. — Mauvaise
raison. — Tu es trop bavard. — C'est tout ce qui t'ar-
rête? — Oui. — J'écoule! alors.
Mon ami ne put s'empêcher de rire de cette conclusion,
et, m'emmenant hors du foyer, il me dit :
— Allons souper; de cette façon, tu prendras, en même
temps, la nourriture du corps et celle de l'esprit. — Ton
histoire est donc instructive? — Très-instructive; c'est
une esquisse de femme. — Dépêchons, alors. — Mais,
tu me jures de te taire. — Plus que jamais.
Voici ce qu'il me conta :
Causeries.
— Tu sais, me dit Emmanuel, lorsque nous nous
— 26 —
fûmes installés devant le perdreau traditionnel des sou-
pers de la Maison d'Or; tu sais que je ne mens jamais?
— Je le sais. — L'histoire que lu veux que je te conte
est donc en tous points vraie, quoique invraisemblable.
Du reste, comme j'ai eu Ihonneur de te le dire, ce n'est
qu'une esquisse et non un tableau, c'est un simple inci-
dent de ma vie, sans commencement ni fin, et qui n'aura
qu'un mot pour développement.
— Mon cher, dis-je alors à Emmanuel, je ne voulais
pas venir au bal de l'Opéra, je ne sais quoi m'y a poussé,
la Providence, sans doute, puisque je t'y ai vu; je complais
m'ennuyer comme on s'ennuie à ce bal : non-seulement
je rencontre un ami que jaime, mais un ami qui a deux
histoires inédites, et tu veux que je lâche cet ami avant
d'en avoir exprimé ces deux histoires depuis le premier
mot jusqu'au dernier; cela ne se peut, cher ami, cela ne
se peut : résigne-toi donc et raconte. — Je commence.
— Je suis tout oreilles. — Un jour, fit Emmanuel, je
cherchais des appartements... — Ah bien! dis-je à mon
ami, voilà une histoire qui commence comme une que je
connais. — Cher ami, si tu m'interromps comme j'inter-
rompais Amanda, je laisse là le perdreau et l'histoire, et
je m'en vais. — Je ne dis plus rien. — Un jour donc je
cherchais des apparlements, et, chose bizarre, j'en trou-
vai un tel que je le désirais, rue Neuve-des-Malhurins,
au quatrième, vue, d'un côté sur des jardins, de l'autre
sur la rue.
A cette époque, j'étais fort triste. Je quittais un appar-
tement où j'avais été très-heureux, où je revoyais, chaque
jour, la trace des choses passées et qui ne devaient plus
revenir; ce qui m'attristait comme la vue d'un écrin où
il n'y a plus de bijoux, ou d'une bourse où il n'y a plus
d'argent.
J'étais amoureux, mon pauvre ami, et amoureux
comme on l'est toujours, trop tard ou trop tôt. Tu sais
combien le collège fausse le cœur, tu sais quelles mau«
vaises études on y fait et quelles sottes théories ou y
— 27 —
puise. Tout jeune homme qui sort du collège est scep-
tique par genre, et pense qu'il n'y a d'élégant et de spi-
rituel au monde que les gens qui ne croient ni à Dieu ni
aux femmes. Il s'est imbu de ces tristes leçons dans la
lecture de Voltaire, si célèbre dans la Henriade et la Pu-
celle, un mauvais poëme et un infâme livre: j'étais donc
comme tous; je voyais ce monde à travers les grilles du
collège et je le croyais beau, mais je le voyais aussi à
travers les récits de mes camarades, et, alors, je le
méprisais.
Tu connais ces camarades débauchés et vicieux, aux
yeux cerclés de bleu, aux joues amaigries, à la mine
débraillée.
Lorsqu'ils sortent le dimanche, au lieu d'aller dans
leur famille, s'ils en ont, ou d'aller, s'ils n'en ont pas, à
la campagne voir les arbres et les fleurs, cette famille
éternelle du cœur et de l'esprit; tu sais où ils vont, et,
le lendemain, se faisant les apôtres du vice et de la cor-
ruption, ils jettent, dans l'àme de ceux à qui ils parlent,
les théories infâmes dont je te parlais tout à l'heure.
Ils ne connaissent les femmes que dans certains quar-
tiers et à partir d'une certaine heure, et, pour eux, toute
la race se réduit à cette espèce; ceux qui croient toutes les
femmes semblables à leur mère et à leur sœur ont peine à
se convaincre qu'il y ait au monde des êtres comme ceux
dont ils entendent parler. Ils s'étonnent d'abord, puis, peu
à peu, ils s'habituent à ce langage, et ils attendent le lundi
avec impatience pour avoir le récit de quelque orgie et de
quelque débauche, récit qui use leur cœur, énerve leurs
sens et fatigue leur esprit.
Je suivais la loi commune. Le lundi matin je me mê-
lais au groupe de fidèles qui écoutaient leurs oracles et
j'emportais ma large part de scepticisme et de dégoût.
Lorsque je sortais, j'insultais les femmes dans la rue
et je me regardais comme un grand débauché, quoiqu'une
voix secrète me répétât sans cesse qu'il est mal d'insulter
ceux qui sont faibles et que la femme, le vieillard et l'en-
fant doivent être sacrés pour le fort.
— 28 —
Une fois sorti du collège, je crus que ces magnifiques
théories allaient faire de moi quelque Bassompicrre, quel-
que Lauzun, quelque Richelieu du dix-neuvième siècle.
Je regrettais cette époque où Marie de Médicis était la
maîtresse du premier, madame de Montespan du second,
et mademoiselle de Valois du troisième, et, enfin, j'étais
fort étonné que, même les vertus les moins farouches me
repoussassent rudement lorsque je me présentais avec des
façons de caserne ou de collège, ce qui est à peu près la
même chose.
Cependant, j'eus, j'allais dire quelques bonnes fortunes,
quoique ce ne soit guère le nom qu'on puisse donner à
ces sortes d'amours faciles, qui s'écoulent toujours entre
le dîner de la veille et le déjeuner du lendemain, et qui
ne laissent pas plus de traces dans notre cœur que l'oiseau
ne laisse de trace dans l'air.
Ces liaisons achevèrent mon éducation et confirmèrent
mes théories.
Pourtant, je dois avouer que j'avais quelquefois remar-
qué, sur le visage de ces jeunes femmes qui passent pour
indiffcrenles et plus souvent pour vicieuses, qui, pour
vendre convenablement leur amour, sont forcées de l'en-
velopper de gaieté et de sourires, j'avais cru remarquer,
dis-je, parfois, certaines teintes mélancoliques qui me
semblaient le dernier reflet de lueurs passées et le der-
nier regret d'un bonheur disparu. A cette époque, je n'ap-
profondissais pas ces sortes de contrastes. Je ne voyais,
dans la tristesse des femmes, qu'un résultat des nerfs ou
qu'un manque d'argent, et je m'en allais presque toujours,
n'étant ni médecin ni banquier, et attendant, pour reve-
nir, que les nerfs se fussent calmés ou que la caisse fût
remplie.
Depuis, quoique je ne sois pas encore un grand huma-
nitaire ni un grand philosophe, j'ai bien changé sur le
compte de ces pauvres filles livrées par la misère, cette
conseillère puissante, à une vie de prostitution et de mé-
pris. Certes, je ne me fais pas l'apologiste de la débauche
— 29 —
et du vice; certes, il y a parmi les courtisanes des natures
basses et des cœurs avilis, dans lesquels jamais n'est des-
cendu ni ne descendra un rayon d'amour ou d'espérance,
et qui ressemblent à ces antres mystérieux et sombres,
peuplés de reptiles et où jamais, depuis six mille ans, n'a
pénétré un rayon de soleil: mais il y en a d'autres dont la
gaieté n'est que de la fièvre, dont l'indifférence n'est qu'un
mensonge, de pauvres créatures qui s'étourdissent le plus
qu'elles peuvent, et que l'on fait pleurer en leur parlant
d'innocence, d'amour et de famille, trois choses qu'elles
n'ont jamais connues et qu'elles ne doivent jamais con-
naître. Ainsi, moi, j'ai vu, lorsqu'il m"arrivait de parler
de ma mère et de mes sœurs devant ces pauvres filles,
lorsque, par hasard, sans y penser, je nommais les êtres
chastes cl sacrés dont notre berceau s'entoure et dont
notre cœur s'emplit, lorsque enfin je soulevais, aux regards
de ces créatures abandonnées, un coin du voile qui leur
cache les bienfaits de la famille et du foyer, je les voyais
jeter leurs yeux sur moi avec envie, rêver, puis, sans dire
un mot, laisser tomber leur tête dans leurs mains et fon-
dre en larmes; et crois-moi, tant que tu verras pleurer
une femme, ne la méprise pas, car elle tient encore à Dieu
par quelque chose, et si elle n'a pas l'àme de la Vierge
qui prie, elle a peut-être le repentir de la Madeleine qui
souffre.
Eh bien! le même soir, cependant, je revoyais ces fem-
mes au bal, lejfront couvert de'fleurs, le sourire à la
bouche, étaler en riant leur insouciance et leur débauche
forcée.
Pardonne-moi, mon cher ami, cette longue digression
et revenons à mon aventure.
J'étais ce que les grands parents appellent un mauvais
sujet.
Au milieu, donc, de mes orgies, qui consistaient à sou-
per de temps en temps et a me cacher dans le fond d'une
avant-scène derrière quelque minois connu, ce qui, pour
le bourgeois, constilut' le rcHinement de la corruption.
— 30 —
une femme s'était passionnée pour moi. Cette fois, c'était
une vraie bonne fortune.
Une femme aimée.
J'avais dix-huit ans à peine et mes théories. J'avais,
chez une vieille amie de notre famille, causé souvent avec
cette femme qui, jeune et belle, gardée par son vieux'
mari, me semblait un de ces fruits d'or du jardin desHes-
pérides desquels on ne pouvait approcher.
Cependant, je puis le dire sans fatuité puisque j'ai le
résultat pour preuve, il me semblait parfois que les yeux
de la dame se fixaient complaisamment sur moi.
Du reste, jamais je n'avais vu, dans mes rêves de pein-
ture, d'amour ou de poésie, de, formes plus éclatantes.
Jamais sur les toiles, qu'elles fussent signées de TAIbane,
de Giorgionne ou de Titien, jamais dans les statues,
qu'elles fussent de Phidias, de Canova ou de Germain Pi-
lou, jamais, enfin, dans les vers, qu'ils fussent d'Homère,
d'Ovide ou de Chénier, je n'avais vu de déesse charmante
aux yeux plus bleus, aux cheveux plus dorés, aux formes
plus opulentes. La nature avait semé, sur celle adorable
créature, tout son or et loules ses perles; ses cheveux l'i-
nondaient de la tête aux pieds, et la vierge la plus pudi-
que se fût contentée de ce voile; on regrettait la petitesse
(le sa bouche qui ne laissait pas voir toutes ses dents, et
lorsque, après ses bras blancs et arrondis, on ne pouvait
plus rien voir d'elle que ses pieds, on s'arrêtait devant ces
deux merveilles comme le prince Charmant devant la pan-
toufle de Cendrillon.
Tu vois que je t'en parle avec un grand enthousiasme,
et cependant, h l'époque où je l'ai connue, cet enthou-
siasme n'existait pas. Au contraire, je me défiais de celte
— 51 —
femme, j'avais entendu dire qu'elle n'étail pas antique
seulement par la pureté des formes, mais aussi par les
passions et l'excentricité. On disait, pure calomnie, que
ce corps de déesse recelait une âme de Messaline et qu'elle
était guidée par les sens comme une autre l'est par son
cœur.
J'étais jeune, j'étais cette cire faible dont parle Horace,
qui reçoit facilement l'empreinte qu'on lui donne.
Je me défiais donc de cette femme, et qui plus est, je
la méprisais presque; or, j'ignore si tu le sais, mais on
n'aime jamais une femme qu'on méprise.
Cependant, tel était le charme répandu dans tout son
être, que je me sentais attiré, malgré moi, vers cette
femme, par une sorte d'attraction physique qu'augmentait
encore cette vanité de vouloir compter, au nombre de
mes maîtresses, une femme dont d'autres se vantaient et
dont je pourrais me vanter aussi.
Tu vois qu'il y avait déjà, dans le- commencement de
cet amour, une pensée honteuse, qui n'était que la consé-
quence de ma première éducation et de mes principes
faussés.
Je n'avais donc, je le répèle, que la moitié du chemin à
faire, ma belle Messaline me paraissant résolue, malgré
ses petits pieds, à faire l'autre moitié.
Je me mis en route.
La pauvre femme, car, aujourd'hui, je la plains, ce qui
te prouve que je l'aime peut-être encore, la pauvre femme,
qui ne méritait qu'une partie de sa réputation, venait à
moi îvec le raisonnement contraire à celui que j'avais en
allant à elle.
Elle m'avait vu jeune, elle avait cru trouver en moi
cette pureté de sentiments et cette innocence de cœur dans
lesquelles les femmes, même les plus perdues, s'abreu-
vejit, se désaltèrent et se baignent.
Elle avait eu des amants, le fait était incontestable,
elle en avait eu même plusieurs, le fait était incontesté;
mais cela tenait sans doute à ro qu'elle n'avait pastrouvé,
— 32 —
tout de suite, ce qu'elle cherchait, et peut-être cachait-
elle encore dans le fond de son cœur et m'apporlail-
elle, à moi, la virginité de son amour et de ses impres-
sions.
Toujours est-il que, soit qu'elle voulût oublier le
passé, soit qu'elle l'oubliât effectivement, elle s'efforçait
de donner à notre liaison des apparences virginales et
l'entourait de fleurs, de soleil et de poésie.
Elle prêtait au drame que nous allions jouer un décor
charmant; et c'était au milieu des bois et de la nature que
nous nous parlions d'ameur.
J'étais jaloux du passé de cette femme; cependant je ne
l'aimais pas.
Le monde au. milieu duquel je vivais et qui, avant que
je la connusse, ne m'avait jamais parlé d'elle, peut-être
parce qu'à celle époque je n'avais aucun intérêt à ce qu'on
m'en pariât, le monde, dis-jc, par un hasard étrange et
quoiqu'i-l ignorât notre liaison, ne cessait, au milieu des
conversations les plus indifférentes, de me répéter ce
nom, et il était rare qu'il ne se joignit pas au nom de
quelque homme qui avait été pour elle, autrefois, ce que
j'étais; si bien que, quand il m'arrivait de me laisser en-
traîner à des commencements d'amour, le souvenir de ces
hommes à qui elle avait dit, sans doute, les mêmes
choses qu'elle me disait, se dressait enire elle et moi, et
me rejetait dans mon sceplicisme accoutumé.
J'étais convaincu que l'amour était chez cette femme,
non pas une passion, mais une habitude, et, cependant,
lorsque appuyée à mon bras, loin du monde qui me faisait
méchant, au sein de celle nature qui la faisail belle, elle
levait sur -noi ses beaux yeux bleus, j'oubliais un instant
que ces yeux avaient du se fixer sur dautres, et, la voyant
si chaste dans le présent, je ne pouvais la croire coirom-
pue dans le passé.
Si tu l'avais vue, velue de blanc, courant au milieu
des herbes et cueillant des fleurs dont cllv^ m'apportait les
bouqucis parfumés, tu l'eusses mieux r oînprise que je ne
Où —
la comprenais; notre nature égoïste n'admet jamais qu'une
femme ait pu aimer un autre homme que nous, et pour-
tant, ce sont souvent les femmes qui ont été le plus ai-
mées que nous aimons.
Le cœur est un abîme plein de rayonnements et
d'ombres, plein de fanges et de fleurs.
Lorsque Dieu voulut créer le premier homme et que
pour le former il pétrit le limon, il mêla, en faisant le
cœur, les diamants et la boue que la terre recelait. De
là vient qu'en fouillant !q cœur de l'homme et de la
femme, on y trouve ces contrastes étranges, devant les-
quels le penseur effrayé s'arrête, jusqu'au jour où la mort
venant, le diamant pur se dégage de la boue et, remon-
tant au pied de l'alchimiste divin, change de nom et se
nomme l'âme.
C'est si vrai que je trouvais dans les paroles de cette
femme, dans ses lettres, les sentiments d'une jeune fille et
les élonnements d'une fiancée. Sa parole était chaste, et
ses lèvres vermeilles semblaient s'ouvrir comme son âme,
pour la première fois, à des mots d'amour et de plaisir.
Fuis, toutes les pensées dans lesquelles me jetaient
ses lettres quotidiennes s'envolaient comme des oiseaux
effarouchés, aux conseils de mes amis.
Oh! les amis! me dit Emmanuel en s'interrompant lui-
même, race égoïste et terrible; quand on pense qu'il y a
six mille ans que l'on décore de ce nom celle famille
d'emprunt etde hasard que presque tous les hommes faibles
se font, ces parasites du cœur qui, sous levain prétexte
qu'ils vous aiment, conduisent, dérangent et brisent quel-
quefois votre vie.
Les amis! ces envieux de votre gloire, de votre fortune
ou de votre femme, qui, en associant leur nom au vôtre,
ont toujours celle arrière-pensée qu'il leur en reviendra
quelque chose et que le monde leur supposera, dans la
maison, la place qu'ils ambitionîienl, et que, comme Tar-
tufe, quelquefois ils veulent prendre. ^
Les amis! ces êtres oisifs qui se font les gardiens de
l.\ VIE A VOGT A^S, 5
— 54 —
votre honneur, les juges de votre conscience, qui vous
marient, qui vous ruinent, qui vous font battre et tuer,
sans voire consentement, el qui se drapent après dans
celte phrase : j'ai fait lout ce que je devais faire.
Aussi excepté Oreste et Pylade, ces pauvres vieux qu'il
faut conserver pour la comparaison, on ne devrait jamais
parler des amis et l'on devrait rayer ce mol de la langue.
Et d'ailleurs, l'amitié est-elle dans la nature et Dieu
n'a-t-il pas, en nous donnant la famille, l'épouse et les
enfants, prévu ce besoin de sympathie que l'homme a dans
le fond de son cœur; à moins qu'elle ne soit déshéritée du
regard du Seigneur, toute créature humaine est accompa-
gnée, pendant sa vie, d'amis naturels qui ne doivent pas
la tromper el qui rendent inutiles tous les amis fortuits..
L'enfant a-t-il de meilleurs amis que sa mère, l'homme,
de meilleur ami que la maîtresse qu'il aime, le vieillard
de meilleur ami que ses enfants, et, si dans le courant de
sa vie il est trompé par cette triple affection, pourquoi
vouloir qu'il se fie à celle d'étrangers qu'il aura trouvés sur
sa route et qui n'ont pas, comme la mère, l'époux et l'en-
fant, reçu de Dieu la mission de l'aimer.
La raison qui fera que l'amitié existera éternellement,
de nom du moins et par habilude, c'est qu'elle a l'air de
protéger et qu'en protégeant, elle domine.
Or, la plus grande vanité de l'homme, c'est la domina-
tion.
Tu vois que j'abusp des digressions et que, mauvais
géomètre, Je prends toujours la ligne courbe pour aller
d'un point à un autre; mais que veux-tu? je ne puis ré-
sister au besoin quand je tombe sur un paradoxe accepté
si follement par les hommes, de crier contre ce paradoxe
comme certains esclaves criaient,autrefois,contre les triom-
pha leurs.
Je sais que je ne détruirai pas plus une habitude reçue
par toute une société, que les esclaves ne détruisaient le
faux triomphateur soutenu par tout un peuple; mais, au
moins, je protesterai.
— 55
Tortures,
J'avais donc des amis=.
Or, ces amis auxquels, auparavant, je sacrifiais toutes
mes habitudes, ne me trouvaient plus chez moi quand ils
venaient, car presque toutes mes journées se passaient à
courir la campagne avec ma nouvelle maîtresse qui fuyait
Paris comme on fuit un mauvais rêve.
Du reste, il faut reconnaître aux femmes, dans quel-
ques classes que vous les alliez prendre, et quelque vie
qu'elles mènent, une soif éternelle des choses magnifiques
de Die,u. Il est bien peu de femmes, si perdues qu'elles
soient, si insensibles qu'elles semblent à toute poésie et
à toute alTection, qui ne se laissent persuader par le soleil,
les fleurs et les champs.
L'immensité delà plaine et le mystère des bois les iso-
lent et les relèvent à leurs propres yeux. Lorsqu'elles sont
au milieu d'une campagne, tranquille, silencieuse, calme,
les ombres de leur passé traversent un- horizon si lointain
qu'à peine si elles les distinguent et que, quelquefois, elles
les oublient. Il est bien rare, alors, qu'elles n'appartien-
nent pas, corps et àme, à celui qui les accompagne, et que
l'homme qui soutient leur bras ne soit pas l'élu de leur
cœur.
C'est alors qu'elles font ce rêve fantasque dont leur na-
ture a incessamment besoin, de se retirer avec l'homme
qu'elles aiment au fond de cette nature éclatante et mys-
térieuse à la fois, dont la sérénité est un pardon et au mi-
lieu de laquelle elles mourraient au bout de quinze jours
de retraite si l'homme était assez fou pour accepter ce
sacrifice.
Enfin, mes amis, puisqu'il faut les appeler de ce faux
— 36 —
nom; mes amis me torluraienl. C'étaient d'incessantes
questions, de continuels reproches, de désolantes tyran-
nies; quelques-uns avaient pénétré mon secret, qu'avec
la vanité inhérente à tout homme, je ne niais que faible-
ment, et, attaquant sans honte le passé de cette femme,
les meilleurs me blâmaient et les autres me plaignaient
de mon choix.
Quelquefois, même, il m'arrivait de me trouver avec
un ancien amant de ma maîtresse, lequel, ne l'ayant au-
cunement prise au sérieux, la nommait devant moi de
son seul nom de baptême, et marchait, sans respect, sur
ce nom, comme Lauzun sur la main de madame de Mo-
naco.
Les gens qui parlent ainsi des femmes ne savent, sans
doute, ni le tort qu'ils se font, ni le mal qu'ils font aux
autres.
Moi, qui voulais me mettre à la hauteur du siècle, comme
disent les moralistes, et qui, d'ailleurs, n'étais pas fâché
d'avoir une raison pour ne pas croire, je faisais, les lende-
mains des jours où ces conversations avaient eu lieu,
soi'ffrir horriblement celle pauvre femme.
Si tu savais, cependant, comme tout concourait à me
faire une vie heureuse et comme j'eusse été heureux si
j'avais été croyant! A quoi bon douter? Est-il au monde
une chose plus douce que la foi, celle sœur aînée de l'a-
mour? Est-il, qu'on soit trompé ou qu'on ne le soit pas,
bonheur plus grand que celui d'abandonner sa vie à la
volonté de la femme que l'on aime et qui, avec sa main
blanche et sa voix douce, vous conduit et vous conseille?
est-il une volupté plus réelle que celle qui consiste à se
faire dans le cœur de sa maîtresse, un abri mystérieux
et parfumé où l'on cache son jropre cœur et où, vivant
de la vie d'une autre, on n'a plus l'ennui de vivre, et où
l'on vit une double vie? Non : eh bien! voilà ce que j'a-
vais et ce qu'à présent je n'ai et je n'aurai plus.
Je me rappelle, comme si cVlail hier, nos* journées de
cette époque, que le regret me retrace plus charmantes
encore.
- S7 —
C'était l'été, j'avais, dans un des seuls quartiers de Paris
où il reste encore des jardins, un appartement que m'a-
vait choisi ma mère et que son amour avait abrité comme
un berceau et parfumé comme une chapelle. A midi, je me
mettais à ma fenêtre et je voyais, quelques instants
après, paraître la robe blanche que j'attendais. A peine
m'avait-elle aperçu qu'elle hâtait le pas, et que, craignant
qu'on ne devinât, à la direction de son regard, à qui elle
pensait et chez qui elle venait, elle détournait la tète et
prenait un air indifférent que trahissait, à la dérobée,
quelque coup d'œil confidentiel.
Puis, je l'entendais monter mes trois étages, j'allais au-
devant d'elle, et nous restions ainsi deux ou trois heures
ensemble; ou nous nous échappions comme deux écoliers
et, je te le répète, nous allions courir dans la campagne.
Les jours où elle ne pouvait venir, elle m'écrivait.-
Tu vois que je devais être heureux, mais notre nature
humaine est si basse et si ambitieuse à la fois, qu'elle
doute de tout et ne se contente de rien.
Lorsque cette femme me tendait la main et s'assej'ait
auprès de moi, au lieu de l'aimer pour ce quelle faisait,
au lieu de baiser ses petits pieds qui, pour moi, quittaient
leurs pantoufles de velours et leurs coussins soyeux, au
lieu de remercier ce cœur que l'émotion faisait battre, au
lieu, enfin, de m'agenouiller devant cette créature belle et
douce, qui consentait à me faire connaître, à moi, qu'elle
eiit pu ne pas voir, à moi, être nul ou méchant, les tré-
sors de son àme et les révélations de son amour, sais-tu
ce que je faisais?
Eh bien! comme ces enfants sans cœur, qui prennent
des oiseaux pour leur arracher des plumes au lieu de les
écouter chanter, je torturais celte pauvre créature. Je lui
arrachais, une à une, les illusions qu'elle se faisait sur
moi, et, arrivée le sourire à la bouche, elle s'en retour-
nait les larmes aux yeux et la rougeur au front.
Je lui reprochais lâchement son passé; je lui deman-
dais compte d'une vie qui ne m'appartenait pas et je ré-
— 58 —
pondais par des mois de mépris à ses caresses et à ses
baisers; le souvenir des propos que j'avais entendu tenir
la veille, la pensée que celte femme, que nul ne prenait
au sérieux, se jouait peut-être de moi, m'exaspérait, et
je devenais plus que cruel, je le répète, je devenais lâche.
Elle se résignait à mes reproches, rejetait sa tète dans
ses mains et pleurait. Quelquefois, la vue de ses larmes
m'éclairait un peu, je tombais à ses pieds, je lui deman-
dais pardon, et la pauvre enfant, sans dire une parole,
me tendait ses joues mouillées de larmes, et me pardon-
nait toujours.
Rupture.
Il y avait à peu près trois mois que les choses étaient
dans cet étal, que le matin elle m'envoyait des fleurs ou
une lettre, et que, dans le jour, elle venait causer ou tra-
vailler même, auprès de moi; lorsqu'un dimanche, je
m'en souviendrai toujours, j'allai dîner à la campagne,
chez un ami; et au dessert, la conversalion tomba, soit
par hasard, soit volontairement, sur celte pauvre femme.
Les jeunes gens qui assistaient à ce dîner savaient ou
ne savaient pas ma liaison avec elle, je l'ignore; tout ce
que je puis te dire, c'est que, pendant que, sans doute,
elle pensait à moi, et que, toute au souvenir de la veille,
elle attendait le lendemain, on s'occupait beaucoup d'elle
à Saint-Mandé, où je dînais, et, celle fois, ce ne fut pas
seulement du passé qu'on parla, mais du présent.
Si sceptique que je fusse, un battement de cœur me
prit à l'idée que j'allais apprendre une trahison à laquelle
je m'attendais par théorie, mais qui, par une impression
soudaine, me sembla un malheur.
En effet, un de ces hommes qui étaient là, aflirma sur
■- 59 —
l'honneur que, depuis huit jours, cette femme était la maî-
tresse d'un de ses amis.
Je pâlis.
Un instant, rapide comme la pensée, je voulus souffle-
ter cet homme d'un démenti.
Puis, cet orgueil, qui fit chasser Lucifer du paradis,
s'empara de moi, et la crainte du ridicule, si ridicule en
elle-même, me rejeta violemment dans le silence.
J'écoutai le commencement et les détails de la liaison.
Rien n'y manquait, j'étais trompé.
Je ne réfléchis pas, la colère aveugle tout^j raison, que
ce récit qu'on me faisait était impossible, et qu'aux heures
où ma maîtresse passait pour avoir des rendez-vous avec
un autre, elle était toujours avec moi.
Cependant, je dissimulai assez bien ce que j'éprouvais,
et nul, je le crois, n'eût pu dire en voyant mon visage,
ce que j'avais au fond du cœur.
Quel magnifique triomphe je remportais là!
Je rentrai chez moi.
J'écrivis à cette femme une lettre honteuse. Je la chas
sais comme une courtisane.
Cependant, je dormis peu la nuit.
Le lendemain, soit habitude, soit pressentiment, j'at-
tendais midi avec impatience.
Je ne me mis pas à la fenêtre, ou plutôt, je ne m'y
mis pas visiblement. Je fermai mes persiennes à travers
les barreaux desquelles mon regard plongeait dans la rue.
Je la vis venir, non pas vêtue de blanc ni de rose,
mais vêtue de noir.
Elle regardait mes fenêtres à la dérobée.
Puis elle entra dans la maison.
L'oreillecollée à la porte, je l'entendis monter l'escalier.
J'avais envie de la faire souffrir encore en ne lui ou-
vrant pas.
Mes pensées se heurtaient violemment et sans suite
dans mon esprit. Mais, me disais-je, si une femme qu'on
n'aime pas vous bouleverse ainsi, dans quel état vous met
donc une femme qu'on aime?
— 40 —
J'ouvris.
Elle était paie comme une morte; elle passa devant moi
sans me dire un mot, avec un regard triste, mais fier à
la fois.
J'allai à elle.
Elle paraissait en proie à une violente agitation. On
sentait que la volonté seule l'avait soutenue jusque chez
moi, mais qu'elle était au bout de ses forces.
Elle tomba, plutôt qu'elle ne s'assit, sur une chaise.
Elle arracha les brides de son chapeau, et, fondant en
larmes, elle couvrit son visage de ses mains.
Je fus attendri.
Mais, un spectre inconnu se dressa entre cette femme
et moi; le sang me monta à la tête et je lui dis ;
— Puis-jè savoir, madame, à quoi je dois l'honneur de
votre visite? — A la lettre infâme que vous m'avez écrite
hier, monsieur, et que je vous rapporte, car vous devez
vous en repentir comme d'une lâcheté, — Je ne me repens
jamais de ce que je fais, madame, ne faisant jamais rien
sans réflexion. — Ainsi, vous croyez, reprit-elle en sé-
chant ses larmes tout à coup, vous croyez à ce que vous
m'avez écrit? — Oui , madame. — Et, si je vous jurais
que c'est faux? — Je croirais encore. — Et si je vous
prouvais que cet homme, dont vous m'accusez d'être la
maîtresse, ne me connaît même pas? — Je croirais tou-
jours. — Alors, Emmanuel, reprit-elle avec de nouvelles
larmes, il eût été plus loyal de me dire que vous ne m'ai-
mez pas et que, ne m'aimant pas, vous ne voulez plus
me voir; je me serais peut-être résignée en pensant que je
m'éloignais de vous avec votre estime; mais, me chasser
avec votre mépris, mais, m'accuser d'une trahison et
m'écrire ce que vous m'avez écrit, faire souffrir, enfin ,
une femme qui vous aime, c'est horrible, Emmanuel, et
un jour, je l'espère, vous vous en repentirez.
Tu ne peux te figurer la volupté que j'éprouvais à voir
la douleur de cette femme.
— Ne parlons pas de repentir, madame, lui dis-je,
__ 41 —
car qui' sait si l'on doit se repentir de n'avoir pas aimé
assez ou d'avoir aimé trop. — C'est encore une insulte,
n'est-ce pas? je vous la pardonne, Emmanuel, comme je
vous ai toujours pardonné ; car peu de jours se sont pas-
sés, depuis que je vous connais, sans que vous me jetiez
mon passé comme un affront au visage, et comme un re-
mords au cœur.
Vous êtes encore jeune, Emmanuel, et vous ne con-
naissez ni le bonheur de l'amour ni la volupté du pardon;
plus tard, vous aimerez une autre femme qui aura peut-
être un passé plus triste que le mien, c'est alors seulement
que vous comprendrez le mal que vous me faites, et que
vous me tendrez la main en me disant : vous aviez rai-
son.
Ces paroles étaient dites avec une telle conviclion que
je sentais, malgré moi, la supériorité de celte femme, et
que je comprenais quel ignoble rôle j'avais pris.
Si je n'avais écouté que mon cœur, je me fusse jeté
dans ses bras en lui demandant pardon; mais lorgueil
parla plus haut et je n'écoutai que lui. Je cherchai à me
convaincre qu'elle me trompait et je m'endurcis dans mon
impassible méchanceté.
Elle me regardait... et, à travers ses larmes, je devi-
nai l'émotion de son cœur.
Je profitai lâchement de cet avantage et je lui dis :
— Je vous remercie de votre morale, madame, mais
je la crois aussi fausse que votre amour, et vous me per-
mettrez de ne pas plus profiter de l'une que de lautre. —
Vous vous faites violence pour me dire de pareilles
choses, Emmanuel, ou quelqu'un, que je ne connais pas,
vous irrite contre moi; revenez à vous, mon ami, il est
impossible que ce soit votre cœur qui vous dicté de pa-
reilles infamies.
Vous êtes bon, je vous ai vu souvent pleurer au récit
d'une souffrance et il faut que quelque chose vous aveu-
gle pour que vous ne voyiez pas ce que je souffre; voyons,
Emmanuel, dit-elle en me prenant les mains, voyons,
— 42 —
avouez-moi que c'est une épreuve que vous avez voulu
faire, dites-moi que vous vouliez être certain de mon
amour, et que vous ne m'avez écrit cette lettre que pour
juger de mon cœur en voyant ce que je ferais. — Non,
madame, vous vous trompez, lui dis-je; si cruelle que
soit cette lettre, elle n'est que l'expression simple de ma
pensée, et si elle vous fait souffrir aujourd'hui, moi j"ai
souffert hier. — Mais, ami, vous saviez pourtant bien que
je ne vous trompe pas. — Qui me le prouve? — Tout!
Voyons, raisonnez un peu; asseyez-vous auprès de moi :
dites, quel intérêt ai-je à vous tromper? pourquoi vous
tromperais-je? êtes-vous mon mari, mon frère, mon fils?
les liens qui nous unissent ne sont-ils pas de ceux que la
volonté dénoue et que l'indifférence brise?
Si je ne vous aimais pas, qui me forcerait à venir
chaque jour ici supporter vos colères sans raison et vos
mépris sans cause!
Eh bien, si je viens, c'est que je vous aime, si je
viens, c'est que dans ces mépris mêmes je trouve un
charme, et que je vous aime mieux avec vos colères qu'un
autre avec son amour, c'est que, vous voyant jeune, je
vous crois bon, c'est que je veux, pardonnez-moi cette
vanité, que vous me deviez le bonheur de votre vie, et
que, lorsque vous ne m'aimerez plus assez pour être mon
amant, vous m'aimiez encore assez pour rester mon ami.
Je sais bien à quoi je m'expose en étant la maîtresse d'un
homme de votre âge, aux indiscrétions, aux dédains, aux
infidélités, me dit-elle avec un sourire d'amour et de par-
don.
Eh bien, si je brave tout cela, si j'humilie à vos pieds
ma réputation, mon orgueil et mon cœur, il faut pourtant
bien qu'il y ait une raison, et comme je ne suis pas une
courtisane, cette raison ne peut être dans l'intérêt et n'est
que dans l'amour.
Voyons, ajouta-l-elle, dites-moi un mot, tendez-moi
la main.
Si je ne vous aimais pas, Emmanuel, serais-je ici
après la lettre que vous m'avez écrite?
— i3 —
N'avais-je pas mille prétextes pour ne pas revenir?...
Il n'y avait rien à répondre.
Quelque chose me disait qu'elle avait raison, et, ce-
pendant, j'entendais, dans le fond de ma vanité stupide,
une voix qui me criait : elle te trompe et rira de toi. Tu
n'es pas le premier homme qu'elle aime, vois si elle se
souvient des autres; femme qui jure, bouche qui ment.
— Cependant, lui dis-je, vous connaissez cet homme dont
on vous dit la maîtresse? — Oui. — Il vient chez vous?
— Oui. — Souvent? — Tous les soirs. — El pourquoi?
— C'est un ami de mon frère, et tous les soirs, mon frère
dîne chez moi. — Et cet homme ne vous est rien? — Rien,
qu'un ami, mais un ami dévoué. — Il n'y a de dévouement,
chez les hommes, que quand il y a amour. Cet homme est
votre amant! — Vous allez recommencer : mon Dieu! par
quoi faut-il donc jurer pour vous faire croire? — IVe jurez
pas; faites. — Que faut-il faire? — Ne plus voir cet homme.
— C'est impossible. — Vous voyez, dis-je, en revenant à
mes doutes. — Réfléchissez; c'est un ami de mon frère,
un camarade de collège à lui, j'étais encore en pension
quand je l'ai connu; mon père l'aime. Quel prétexte au-
rais-je de ne plus le recevoir et, d'ailleurs, pourquoi ne
le recevrais-je pius? — Cet homme vous compromet. —
Qui le dit? — Tout le monde? — Qui le croit? — Moi,
madame, et cela suffît. — Vous êtes un enfant. — C'est
possible, mais vous choisirez entre l'homme et l'enfant,
entre l'amant et l'ami. — Que voulez-vous dire? — Je
veux dire que je ne permettrai jamais un soupçon, fùt-il
injuste, sur ma maîtresse : je dis que ce soupçon, que je
ne puis souffleter sans vous compromettre, devient une
réalité si vous ne m'aidez à le détruire; je dis que, si ho-
norable qu'elle soit, je n'accepte la rivalité de personne;
je dis, enfin, qu'il faut, ou que vous cessiez de revoir cet
homme, ou que vous cessiez de venir chez moi.
A peine avais-je prononcé ces mots que, toute pâle, elle
se leva; je me repentis, mais trop tard, de ce que je ve-
nais de dire; et je fis un mouvement pour me rapprocher
d'elle.
— 44 —
Elle étendit la main pour m'arrêter.
— C'est mal, Emmanuel, me dit-elle; le mol avec le-
quel on chasse une femme qui vous aime, est un mol dont
le cœur se repenl toujours. Adieu!
Je baissai la tête.
Il y avait, dans la voix de la pauvre femme, tant de
larmes et de vérité que je commençai à comprendre, et,
ce que je venais de faire était si affreux que je n'osai même
pas en demander pardon.
Je la vis qui, en ouvrant la porte, jetait un dernier
regard sur moi pour que je la rappelasse.
Je ne bougeai pas.
Elle crut, sans doute, que c'était de l'indifférence, c'é-
tait de la crainte; et, je le répète, la faute me paraissait
si énorme qu'il me semblait impossible de la racheter.
Lorsque la porte se fut refermée, je voulus me con-
vaincre que je venais d'assurer mon bonheur, et je m'é-
criai :
— Enfin, je suis libre.
Cependant, je me rapprochai de la fenêtre el je vis
cette ombre noire qui, au tournant de la rue, envoyait un
dernier regard à ma maison.
li'eau ne rctnoute pas à sa source*
Je m'habillai et je sortis.
Je rentrai de bonne heure, demandant s'il y avait une
lettre pour moi.
Il n'y en avait pas.
J'en fus étonné. Quelle étrange chose que l'homme!
Le lendemain, même silence.
Alors j'écrivis, moi, une lettre ou plutôt dix lettres, car
je ne savais que dire. Les unes étaient pleines d'excuses,
— 45 —
les autres pleines de reproches; je n'en envoyai aucune.
Le surlendemain, et cependant je n'aimais pas celte
femme, je me donnai un prétexte pour passer sous ses
fenêtres.
J'avais un ami, pas même un ami, une connaissance
que je n'avais pas vue depuis un an, et que je n'avais au-
cune raison d'aller voir, mais qui demeurait dans le même
quartier qu'elle.
J'y allai.
Les fenêtres devant lesquelles je voulais passer étaient
fermées.
Je ne trouvai pas mon ami, ou plutôt mon prétexte.
J'en fus enchanté.
Je revins par la même route, bien entendu.
Rien de nouveau.
Deux jours se passèrent ainsi.
Le troisième jour, je reçus un petit paquet en ren-
tranl.
Il y avait une bourse dedans, et une lettre.
Voici ce que la lettre contenait :
« Quand on ne doit plus se revoir, il faut au moins
s'acquitter; recevez, Emmanuel, cette bourse que j'avais
commencée chez vous et pour vous, et que j'ai terminée
pendant ces deux dernières soirées; ce n'est pas un cadeau,
c'est une dette.
» Gardez-la en souvenir d'une amie que vous auriez pu
faire bien heureuse et que vous avez préféré faire triste,
mais qui vous pardonne les heures douloureuses qu'elle
aura en faveur des heures joyeuses qu'elle vous doit. »
Je répondis par une lettre froide, presque imperti-
nente.
En sortant, je rencontrai l'individu qui avait certifié,
devant moi, la liaison de ma maîtresse avec un autre
homme.
Je l'abordai d'un air indifférent et le questionnai de
nouveau.
Il me raconta les mêmes choses et ajouta encore,
— 46 —
voyant mon doute, que si je voulais aller le soir même à
l'Opéra, je verrais cette femme avec son mari et son
amant.
— Ils ne se quittent pas, disait-il.
Alors, je montai chez une de ces femmes dont je te
parlais tout à l'heure et qui ont toujours leur soirée à la
disposition de leurs amis.
Je lui demandai si elle voulait venir, le soir, à l'O-
péra.
Elle accepta, avec empressement, comme bien tu
penses.
Je savais où était la loge d'Henriette, je louai la loge
vis-à-vis.
A huit heures nous arrivâmes.
A huit heures et demie Henriette, son mari et l'ami
arrivèrent.
Je t'avouerai que j'eus un battement de cœur affreux
en voyant se réaliser la prédiction du malin.
Pour moi, c'était presque une certitude.
Elle était belle comme un ange, mais elle paraissait
triste au milieu de ses fleurs et de sa beauté.
Tout à coup ses yeux se tournèrent de mon côté.
En me voyant avec une femme, elle pàlit.
Je triomphais.
Sans doute, elle prétexta une indisposition subite, car,
avant la fin du troisième acte, elle se leva, sortit; et la
loge resta vide.
A compter de ce jour, je n'entendis plus parler d'elle
pendant environ trois semaines. Tous les jours je deman-
dais s'il y avait des lettres : pas un mot.
Cet oubli dans lequel elle me laissait, cette indifférence,
ce mépris peut-être, qu'elle atfectait pour moi, me tor-
turaient affreusement, et cette femme, que je n'avais pas
aimée autrefois, maintenant que je la soupçonnais de ne
plus m'aimeretd'en aimer un autre, explique cechangemenl
comme tu voudras, je l'aimais, mais je l'aimais à pleurer
comme un enfant, à veiller comme un condamné.
— Al —
Je la cherchai partout, mais, soit qu'elle m'évitât, soit
qu'elle eût quitté Paris, je ne la trouvai plus nulle part.
Ce que je souffrais, je ne puis te le dire.
Enfin, un matin, je n'y tins plus, je lui écrivis.
Mais, je n'osais lui dire de venir chez moi, je n'osais
me présenter chez elle.
Je lui donnai donc un rendez-vous, aux Tuileries.
— Venez, demain, à neuf heures, sur la terrasse du
Bord-de-FEau, lui écrivais-je, venez comme s'il s'agissait
de la vie d'un homme.
A huit heures et demie, le lendemain, j'étais sur la
terrasse.
A neuf heures, elle arriva; elle était fort pâle, un peu
maigrie.
Elle vint à moi en me tendant la main.
— Vous m'avez fait grand'peur, me dit-elle. — Pour-
quoi? lui dis-je. — Votre lettre était si pressante que je
tremblais que vous ne fussiez menacé d'un grand malheur.
Et tout en me parlant ainsi, elle marchait dans la di-
rection de deux chaises isolées.
— Si pressante que fût ma lettre, repris-je, elle ne
pouvait cependant vous dire tout ce que je souffre. —
Vous souffrez? — Oui. — Et qui vous fait souffrir ainsi?
— Ecoutez, Henriette, depuis que je ne vous ai vue,
avez-vous quelquefois pensé à moi? — Tous les jours. —
Et vous me méprisiez? — Je vous plaignais. — Croyez-
vous, Henriette, que quelque faute qu'on ait commise on
puisse s'en repentir et se la faire pardonner? — Je le
crois. — Même quand on a insulté une femme? — Vous
le voyez bien, puisque me voilà. — Eh bien, Henriette,
il faut que vous oubliiez et que vous pardonniez, surtout
les trois semaines qui viennent de s'écouler; il faut que
vous me rendiez un peu de cet amour que vous me don-
niez tout entier autrefois, ou je vous jure que je ne sais
ce que je vais devenir.
Un sourire triste passa sur les lèvres d'Henriette, sou-
rire plein de regrets, mais sans triomphe, malgré la vic-
toire qu'elle venait de remporter.
— C'est impossible, me dit-elle. — Impossible, m'éeriai-
je, ne m'avez-vous pas dit que tout se pardonnait! —
Mais, j'aurais dii ajouter que rien ne s'oublie, et vous
m'avez fait de telles blessures que je m'en ressentirai
toute ma vie, et qu'elles saigneront tant que j'aurai du
sang, — Que voulez- vous dire? — Je veux dire, mon
ami, qu'à mon silence des premiers jours, silence qui
n'était qu'un moyen de vous faire réfléchir et de vous
rappeler à moi, vous n'avez répondu que par de l'indif-
férence.
Je vous eusse encore pardonné cependant, car à cette
époque je vous aimais encore.
Je dis qu'à la lettre que je vous ai écrite et dans la-
quelle tout honnête homme eût dû reconnaître de l'amour
et du pardon, vous avez répondu par une lettre honteuse
et que j'ai déchirée en pleurant.
Cependant, si vous m'eussiez demandé à ce moment
ce que vous me demandez aujourd'hui, j'eusse tout oublié,
car je vous aimais toujours; mais, rappelez-vous, Em-
manuel, un soir que j'étais à l'Opéra, non pas pour mon
plaisir, mais par force et parce que mon absence eût
étonné celui qui a le droit de s'élonner de tout, un soir
que, toute à ma tristesse, je retenais, au milieu des fleurs,
mes larmes prêtes à couler, je vous ai vu, dans une
loge, Emmanuel, vous que j'aimais tant encore, vous
afficher publiquement avec une femme.
Vous ne savez pas tout le mal que vous m'avez fait,
car, un moment, moment de transition entre l'amour et
l'indifférence, vous m'avez forcée à vous mépriser.
Ce que vous faisiez là était plus que méchant, c'était
lâche.
Aussi, Emmanuel, quoique j'eusse donné tout au
monde pour avoir la force de supporter ce que je voyais,
vous l'avez vu, je suis partie... Si vous saviez ce que j'ai
versé de larmes dans cette nuit-là, et cependant, je sen-
tais que je vous aimais encore. Alors j'ai voulu mettre
une barrière infranchissable entre nous, car, nous autres
— 49 —
pauvres femmes, nous n'avons pas comme vous notre
force en nous-mêmes, nous perdons tout de suite la tète,
et nous nous soutenons au premier appui que notre main
rencontre, cet appui dùt-il nous brûler la main, alors,
Emmanuel, et voilà ce dont, surtout, vous devez vous
repentir, alors...
Elle s'interrompit.
— Alors!... repris-je, tremblant de deviner. — Alors,
reprit-elle, les paroles qu'on vous avait dites sur moi et
qui, je le jure sur l'honneur, étaient fausses, le lendemain
de cetle soirée à fOpéra, étaient vraies.
« Vous voyez, Emmanuel, qu'à compter d'aujourd'hui
vous ne pouvez plus être qu'un ami pour moi; mais tout
ce que l'amitié peut faire, je le ferai, à quelque heure que
vous ayez besoin de moi je serai là et je vous répondrai
si vous m'appelez.
» Lorsqu'à votre tour vous aimerez une femme, con-
sultez-moi et je vous dirai ce qu'il faut faire pour qu'elle
vous aime.
— Vous me raillez, madame, ce n'est pas généreux,
lui dis-je. — Vous railler, pouvez-vous le croire, mou
ami. — Et, mainlenant, vous aimez cet homme? ■ — Qui
vous a dit que je l'aimais? — Et, cependant, vous vous
êtes donnée à lui. — J'avais la certitude que vous aviez une
maîtresse. — Qui vous prouvait quecette femme que j'ac-
compagnais fut ma maîtresse? — Qui vous prouvait que cet
homme fût mon amant? vous voyez, Emmanuel, que je
suis franche; c'est que, je vous le répèle, à partir de ce
moment il ne peut y avoir, entre nous, autre chose que
de l'amitié; mais, éternelle et sincôre de ma part, je vous
le jure. Vous m'avez, cent fois, signalé mon passé comme
un remords, je^vous l'ai toujours pardonné. Souvenez-
vous, et je vous le dis sans reproche, car mainlenant,
nous n'avons plus rien à nous reprocher l'un à i'aulre,
souvenez-vous combien vous étiez cruel avec moi, sou-
venez-vous combien de fois vous m'avez jeté cetle pierre
que, du consentement du Christ, personne n'osa jeler à
LV VÎT A V>:^vT A^*^. i
~ 50 —
la pécheresse; eh bien, mon ami, je vous eusse tout par-
donné, car, dans vos offenses mêmes, je pouvais deviner
de la jalousie, mais, je vous le répète, celle soirée à l'O-
péra a brisé violemmenl les derniers liens qui pouvaient
me raltacher à vous, el la journée du lendemain, les der-
niers liens qui pouvaient vous raltacher à moi. Ainsi
donc, Emmanuel, reprenons chacun notre existence d'au-
trefois, c'est vous qui l'avez voulu.
» Redevenez un homme indifîérent, moi, ajoula-t-elle
avec un sourire amer, une femme débauchée; mais, em-
portez de cet entretien, le dernier peut-être que nous
aurons ensemble, cette conviction que je n'ai jamais aimé
que vous el que je n'en aimerai jamais un autre. Mainte-
nant, adieu, et si jamais vous souffrez et que vous ayez
besoin de moi, souvenez-vous.
Et elle me tendit sa main que je touchai machinale-
ment, et, sans ajouter une parole, elle disparut.
J'étais anéanti! j'aimais celle femme.
Je rentrai chez moi avec la fièvre.
Je lui écrivis des folies, que sais-je, moi, je lui rede-
mandais son amour, quand même cet amour devrait être
partagé avec un autre, je me mettais à ses pieds, à ses
ordres; j'immolais mon amour-propre à sa volonté, je me
faisais, si elle le voulait, son esclave, son chien, sa chose.
Elle me répondit par des lettres d'une froide douceur,
et en me détaillant, avec celte lucidité que donne l'in-
dilîérence, les impossibilités d'une liaison nouvelle.
Partout où je savais rencontrer Henriette, j'y allais, je
lui écrivais tous les soirs ma vie de chaque jour, elle me
répondait, elle me donnait même des rendez-vous, je la
voyais une heure, deux heures, puis, j'étais une semaine
sans la voir.
Enfin, celte passion que j'avais pour elle fil tant de
progrès, et son obstination à ne pas me céder fut si réelle
que je tombai malade... Je lui écrivis de me venir voir,
elle m'écrivit, mais ne vint pas, croyant que je lui ten-
dais un piège.
— 51 —
Alors, je racontai tout à ma mûre, qui me soignait,
et, comme il s'agissait de la vie de son enfant, ma mère
alla trouver Henriette, la suppliant de me venir voir,
ne fût-ce qu'une minute par jour.
Oh! que l'amitié des femmes est une chose cruelle!
Henriette vint, mon ami, me soignant comme ma mère,
me consolant comme une sœur...
Ce que je souffris, c'est impossible à dire.
Enfin, je guéris et c'est alors que je déménageai.
Mais la commotion avait été si violente que le médecin
ordonna que je partisse pour le Midi.
Henriette, au risque de se compromettre, m'accompa-
gna jusqu'à la voiture, me promettant de m'écrire.
Je partis.
Dans la première lettre que je lui écrivisse lui deman-
dais de me répondre le mot qui devait me faire revenir.
Elle me répondit une longue lettre, mais ce mot ne
s'y trouvait pas.
J'avais comme un besoin d'aimer qu'il fallait que je
rejetasse sur quelqu'un, je crus que je devenais amoureux,
à Naples, d'une danseuse qui faisait fureur.
Je revins a Paris avec elle, et, comme je savais où
Henriette se promenait tous les jours, j'affectai de me
promener, avec ma nouvelle maîtresse dans les mêmes
endroits qu'elle.
Mais, à la première fois que je la rencontrai, elle me
salua de la main et sans la moindre émotion, me fit com-
prendre, d'un geste, qu'elle trouvait ma maîtresse jolie et
qu'elle m'en félicitait.
Je crus que, le lendemain, je recevrais une lettre; rien.
Pendant quelque temps je n entendis plus parler d'elle,
mais comme, cependant, elle me tenait toujours au cœur,
j'entrai un jour dans sa maison et je demandai de ses
nouvelles.
On me répondit qu'une petite fille qu'elle avait étant
morte, elle s'était reiirée à la campagne.
Il y a huit jours, environ, je l'ai vue passer toute en
- 02 —
deuil; j'ai compris qu'une grande douleur avait, sinon
eHacé, du moins remplacé un peu mon souvenir, et les
autres émoîions du passé.
Elle me fît un signe de la main; et je ne Ta! plus
revue. .
Adieu,
A quelques jours de !à je flânais sur le boulevard,
jouissant d'un de ces beaux jours d'hiver où le soleil pa-
raît d'autant plus doux qu'il est plus rv.re, lorsque tour-
nant la tête pour suivre de loin une de ces femmes aux
jolis pieds que vous savez, et que j'aime tant, je me heur-
lai vivement contre un autre propjeneur dont le rayon
visuel avait dévié aussi de la ligne droite, probablement
pour une cause semblable.
Je me retournai au contact de l'éiourdi qui embarras-
sait mon chemin, et je reconnus Emmanuel. Nous partî-
mes d'un éclat de rire et je lui présentai la main.
— Parbleu, lui dis-je, je te retrouve à propos, je revais
à tes dernières confidences et regrettais vivement de
n'avoir pas mon compte. — Quel compte? — Le compte
de mes histoires. — Après tout ce que je t'ai dit tu n'es
pas encore content? — Pas plus content qu'un iioninie af-
famé qu'on ferait asseoir à une table bien servie, et à
qui l'on dirait après le premier plat : allez-vous-en. —
C'est îrès-fialteur, mais je n'avais pas le temps de te ra-
conter autre chose. Je me suis laissé aller à un incident
dont je t'ai fait presque un roman, et je crois que ce que
j'avais coriHuencé à !e raconîer serai! à peu près sans in-
térèi ajM-ès ce que tu as entendu Taulre soir. — iJUs-moi
en quatre mots ce que c'est. — Tu en as donc besoin? —
Eh biciiî oui; j'en ai bcsoiii. — Ah! malheureux, lu vas
vendre mes douleurs et mes souvcHirs à ia page. — Jus-
tement. — Je m'en vais deux fois alors. — Ecouie, mon
bon Emmanuel, fis-je en le retenant par le bras, tu m'as
raconté deux cboses qui nvont alléché; il doit naturelle-
ment y avoir dans la troisième une contre-partie indis-
pensable. Je ne parle pas de l'histoire d'Amanda, qui n'est
que l'exagération de ce qui arrive à tout collégien et que
je raconterai cependant, mais entre Henriette et Anto-
nia, il doit se trouver une troisième anecdote qui me fera
un tout complet. — Tu crois? — J'en suis sûr. — Tu
l'es voué à la carrière des lettres, fil Emmanuel en. me
riant au nez. — Oui. — Eh bien! invente. S'il faut que
je fasse tes romans, c'est moi l'homme de lettres. — On
n'invente pas, mon cher, on raconte. — Eh bien, conti-
nua Emmanuel, tu "as deux histoires auxquelles il te faut
une contre-partie? — Oui. — C'est comme si tu avais les
deux côtés d'un triangle, le troisième n'est pas difficile à
trouver. — Aussi n'est-ce pas le sentiment que je cherche,
mais le détail. Le type, je l'ai, mais je suis sûr que lu as
les incidents et ce sont les incidents que je veux.— Expli-
que-loi. — Voilà , rép!iquai-je : Henriette, c'est la
femme qui laisse la trace inaltérable de son passage dans
le cœur; c'est l'amour, c'est la passion. — Bien. — An-
tonia avec qui tu vis maintenant c'est la folie qui ne
laisse guère de traces que dans la poche; c'est le plaisir,
c'est l'habitude.— Très-bien. — Maintenant, pour que ta
vie soit complète, tu dois avoir eu un autre genre de
femme. — J'écoute. — Il me manque pour mon tout, la
femme que l'on a vue une fois, que l'on ne revoit plus,
qui ne laisse de souvenir que dans l'esprit, et qu'on ap-
pelle le caprice. Celte lemme on l'a aimée pendant deux
jours, comme lu as aimé nenrielte. Quand on la rencon-
tre on lui serre la main avec jdaisir et l'on se sent prêt h
l'aimer encore, car elle n'a ruiné ni notre esprit, ni notre
cœur, ni notre fortune.^ C'est un rêve charmant qui a une
forme, ccst un lutin qui a un corps. Si j'en crois mes
pressentiments, la femme à qui tu parlais au bal quand j i
— 54 —
l'ai aperçu, est une de ces femmes-là. — C'est vrai. —
Eh bien, montons au cercle, allumons un cigare et raconte-
moi ton aventure avec elle. — Ecoute, me dit Emmanuel
en prenant la rampe de l'escalier de la maison dans la-
quelle nous venions d'entrer, je veux bien tout te conter,
mais à une condition. — Dis. — C'est que si tu publies
cette histoire tu changeras les noms. — Bien entendu. —
Ce n'est pas tout. Tu attendras que je t'écrive le moment
où je l'autoriserai à la livrer au public. — El pourquoi
tous ces mystères? — Parce que celte aventure sans im-
portance dans ma vie, pourrait être d'une grande impor-
tance dans la vie de la femme avec qui je la partage.
Nous étions dans le salon du cercle, désert en ce mo-
ment, nous nous jetâmes sur le divan, et après avoir al-
lumé nos cigares et nous être arrangés commodément,
Emmanuel pour conter et moi pour écouter, je lui dis
avec un geste solennel :
— J'accepte les conditions, parle, je l'écoute.
Une voisine*
— Je te disais donc que j'avais été prendre possession
d'un petit appartement, rue Neuve des Malhurins. — C'est
cela. — Je ne t'avais pas donné d'autres détails? — Non,
un souvenir t'a pris et t'a entraîné à l'histoire que tu viens
de me conter. — Donc j'étais fort triste quand je pris cet
appartement. Je venais dêlre naïade, el je me croyais
misanthrope. J'avais rompu avec les femmes et je ne vou-
lais plus même en entendre parler.
Contre les habitudes de tous les jeunes gens, je ren-
trais de fort bonne heure, je montais tout de suite, je
lisais et lorsque mon portier, car à cette époque je ne me
permettais pas d'autre domestique, lorsque mon portier
~ 55 —
venait le malin m'allumer mon feu, je ne causais pas avec
lui et ne lui demandais aucun détail sur les gens de la
maison, ce qui étonnait d'autant plus ce brave homme,
que je m'étais souvent rencontré, le soir chez lui, lorsque
je prenais mon bougeoir, avec une locataire de ladite
maison, locataire fort jolie et demeurant sur le même
carré que moi.
Malgré ma résolution de célibat, j'avais remarqué cette
femme, car à làge que j'avais, si consumé que se croie le
cœur, la vue d'une-femme jeune et jolie y rallume toujours
une étincelle qui le rallume quelquefois tout entier, et
j'avais même été quelquefois sur le point d'entamer la
conversation avec ma voisine.
Je la trouvais souvent en rentrant, comme je viens de
le le dire, chez le portier, et lorsque j'avais allumé ma
bougie, elle, qui tenait sa bougie tout allumée et qui
s'était arrêtée un instant pour jaser avec la portière et
embrasser l'enfant, elle disait bonsoir au portier et à sa
femme, comme si en voyant un homme rentrer se coucher
elle eût compris qu'il devait être tard et qu'elle devait
rentrer aussi.
Notre escalier était fort étroit.
Il en résultait qu'elle passait la première et montait
lentement comme une femme qui sait qu'elle a cinq étages
à monter.
Moi qui venais derrière elle, je voyais un pied élégam-
ment chaussé, une jambe fine, et je ne sais pas si tu es
comme moi, mais je trouve que ce qu'il y a de plus attrac-
tif dans la femme, c'est un pied petit, un bas de jambe
fin, promettant de ne pas se continuer fin jusqu'au genou,
et par-dessus tout cela un bas bien blanc qui se perde
dans une bottine de soie.
Ma voisine avait ce côté attractif.
Aussi, aidé de mes résolutions, je lui avais quelquefois
dit après le premier étage :
— Pardon, madame.
Ce qui voulait dire ;
— ai; —
— Veuillez me laisser passer, et après l'avoir s,nluée,
j'avais escaladé mes quaîre derniers étages et j'étais rentré
chez moi. Pendant que je refermais ma porte, je l'enten-
dais arriver à la sienne, l'ouvrir, la fermer et tout était
dit.
Mais il y avait des jours où je ne passais pas devant ma
voisine, où la contemplation de ces deux petits pieds qui
disparaissaient chacun à son tour sur la marche supérieure
pour reparaître avec un léger craquement de soie, m'ab-
sorbait, et arrivé à notre cinquième, nous nous trouvions
ouvrir nos portes ensemble et les refermer en même
temps. Celte coïncidence avait fait que négligemment
j'avais jeté les yeux sur son appartement dont toutes les
pièces se- commandaient comme on dit, et que j'avais
aperçu un intérieur assez confortable et qui ne rappelait
en rien la femme entretenue.
Il y a trois choses par lesquelles, entre parenthèses, se
dévoile la femme entretenue, c'est la voix, la mise et l'ap-
partement.
Or il était avéré pour moi, que ma voisine n'était pas
une femme entretenue. Ses petits pieds n'en étaient donc
que plus dangereux.
Puisque j'avais fort rapidement, du reste, fait l'examen
de l'appartement de celte femme, je devais avoir regardé
son visage, je t'en dois donc l'analyse.
Elle était pâle et maigre, mais je crois qu'on n'y per-
dait rien pour cela.
Permets-moi une comparaison peut-être bizarre.
Elle me faisait TefTel de ces longues et maigres bou-
teilles de vin du Rhin qui renferment une si excellente li-
queur tandis que ces grosses bouteilles fermes sur leurs
bases, amples dans leurs contours, insolentes dans leur
ensemble et qu'on appelle des litres, contiennent un si
exécrable vin.
Puis j'étais convaincu que celte maigreur du visage ne
se continuait pas toujours. La poitrine était maigre, les
bras étaient maigres, je le voyais, mais quand au lieu de
— 57 —
commencer à ëludier celle femme par la têîe, je l'exami-
nais à partir des pieds, je retrouvais dans l'assurance du
pied, dans le modelé de la jambe h l'endroit où le mollet
commence, le démenti de ce que faisait préjuger le haut;
bref, si elle était maigre depuis la tête jusqu'à la ceinture,
elle devait être admirablement faite depuis les pieds jus-
qu'aux hanches.
Ah! mon cher, lu m'as demandé ma troisième hiisloire,
fit Emmanuel, je te la donne avec tous les détails de mes
impressions, et tu auras besoin de ces détails quand tu
l'écriras, car c'est l'histoire d'un caprice et non d'une
passion.
Moi, continua Emmanuel, j'aime assez les natures de
femmes dans le genre de celle que j'avais sous les yeux. Je
ne suis pas de ces sols qui disent, ceux-ci : je n'aime que
les femmes brunes! ceux-là : je n'aime que les femmes
Mondes! moi je n'aime pas, mais je suis prêt à aimer
toutes les femmes, comme j'aime le parfum et la forme de
toutes les fleurs; et si l'on me demandait mon avis, je di-
rais, abstraction faite du côté moral, inconnu en amour
à beaucoup de gens, je dirais que si les femmes grasses
sont pour le plaisir, les femmes maigres sont pour la
volupté.
En efTet, chez ces dernières femmes, rien n'arrête,
rien ne tempère, rien n'amoindrit les impressions exté-
rieures. Tout en elles est répété avec l'ardeur de la sen-
sation immédiate; pas de lenteur, pas de sommeil, pas
de demi-sentiment. Toutes les femmes ont le même feu^
je le crois, seulement on n'a besoin que de toucher les
unes pour sentir ce feu, et l'on a besoin de fouiller les
autres pour le découvrir.
Tu comprends donc que pour tout autre que pour moi,
ma voisine eût été un trésor, car elle réunissait les deux
natures, j'en étais convaincu; malheureusement j'avais
fait un vœu et je ne voulais pas en démordre; puis, quoi-
qu'elle me plût, rien ne prouvait qu'elle voulut de moi,
et je ne me croyais pas disposé à faire longtemps la cour
à une femme insensible.
— 53 —
Elle avait de jolies dents, les lèvres comme du sang, ce
qui me prouvait que ma voisine était maigre et pâle par
nature et non par abus, les yeux étaient noirs et très-
cernés, le nez droit, l'air distingué.
C'était l'hiver.
Elle portait tantôt un petit chapeau de feutre, tantôt
un chapeau de velours noir, un crispin de drap foncé,
une robe de soie brune, un manchon; tout ce qu'il faut
enfin pour être bien et confortablement mise, rien de ce
qu'il faut pour être remarquée. Pas de bijoux. Voilà tout
ce que j avais vu et tout ce que je savais.
Plein du souvenir de ce qui venait de m'arriver avec
Henriette, je ne pensais à ma voisine que lorsque je la
rencontrais, et j'avais cependant pris une telle habitude
de la rencontrer tous les soirs, que lorsque je ne la
voyais pas, j'étais étonné, et je jetais involontairement
un regard sur sa porte, en passant devant pour rentrer
chez moi.
Cependant, ma misanthropie n'avait plus été de lon-
gue durée, et peu à peu je m'étais remis à fréquenter mes
anciens camarades qui ne me voyant plus amoureux, ne
me conseillaient plus, et servaient à me distraire de mon
souvenir.
Tantôt j'allais souper chez eux, tantôt ils venaient
souper chez moi. Il serait inutile de se réunir plusieurs à
souper, si l'on ne devait pas rire. Nous riions donc.
Mes amis, puisqu'il faut toujours en revenir à ce mot,
mes amis qui n'avaient pas d'ailleurs de raisons pour
être tristes, chantaient, criaient, faisaient tapage, au
point que j'étais quelquefois forcé, étant un locataire fart
modeste et réputé tranquille jusque-là, de les congédier
pour que le propriétaire ne me congédiât pas moi-même.
Enfin je commençais à me déranger. L'amitié avait
repris ses droits; quant à l'amour, il attendait.
Il était résulté de tout cela que je rentrais quelquefois
très-tard, et que je voyais plus rarement ma voisine, que
de temps en temps mes amis avaient rencontrée en venant
chez moi.
— 59 —
— Qu'esl-ce que c'est que cette femme qui demeure
sur le même carré que toi? m'avaienl-ils dit. — Je n'en
sais rien, avais-je répondu. — Comment! lu n'en sais
rien. — Je la connais de vue, voilù tout. — Voilà qui
est fort; lu as dans la maison, sur ton carré, une femme
charmante, el lu ne fais pas sa connaissance. — A quoi
bon? — Pourquoi fait-on la connaissance des femmes
jeunes et jolies? Et une femme que tu as sous la main,
encore! — C'est justement parce que je l'ai sous la main
que je ne veux pas la connaître, avais-je répondu pour
taire la véritable cause, non pas de mon dédain, mais
de mon indifîérence à l'égard de ma voisine. — Veux-tu
nous donner les raisons? m'avait-on dit. — C'est bien
simple. Si je fais sa connaissance, leur avais-je fait ob-
server, je lui ferai la cour. Il ne peut arriver que deux
choses, qu'elle me refuse ou qu'elle m'accepte. — Natu-
rellement. — Si elle me refuse, me voilà dans la position
stupide d'un voisin dont on n'a pas voulu el dont on rit,
si elle m'accepte, c'est bien pis. — Comment cela? — A
partir du jour où je serai son amant^ comme elle est ma
voisine, elle sera toujours chez moi, ou moi toujours
chez elle. Il s'en suit que non-seulement je ne pourrai
jamais recevoir ni aller voir une autre femme, mais en-
core que je serai forcé, pour avoir la paix, de ne plus
voir ceux-là de mes amis qui déplairaient à ma maî-
tresse. Puis le jour où elle ne me plairait plus, où j'en
aurais une autre, il faudrait pour me soustraire à ses
jalousies el aux scènes que les femmes font, sans être amou-
reuses, à celui qui les quille, il faudrait que je quittasse
la maison, et outre que celle-ci me convient parti-
culièrement, rien ne m'ennuie comme de déménager. —
C'est juste; mais ces raisons excellentes pour loi, n'exis-
tent pas pour nous, et nous avons, grâce à toi, le moyen
sans avoir à craindre les résultats. — A votre aise, mais
je doute que vous réussissiez, car celle petite femme mo
paraît très-tranquille, et d'après le l)ruit que vous
faites ici, elle doit être convaincue que vous n'êtes pais
- 00 —
du même caractère quelle. Enfin, elle doit vous consi-
dérer comme des gamins, et rien ne déprécie un homme
"aux yeux d'une femme comme celte conviction.
A quoi peut mener une maladresse.
Le sentiment auquel j'obéissais en disant cela, est
étrange et naturel cependant. Je ne connaissais pas cette
femme, je ne l'aimais pas, je ne la désirais pas et cepen-
dant il m'eût é'é désagréable qu'un de mes amis devînt
son amant, et si j'avais vu chez l'un d'eux la ferme inten-
tion de le devenir, le lendemain même je me fusse mis en
campagne pour le devancer. ■■
Explique cela, homme de lettres, fît Emmanuel en sou-
riant.
— Continue, c'est plus simple, lui dis-je, et il conti-
nua.
Comme je te le disais, il arrivait quelquefois que je
rentrasse assez avant dans la nuit.
Les lampes de l'escalier étaient éteintes, le père Jean
mon portier dormait, je ne voulais pas le réveiller, alors
je remontais chez moi sans lumière et à talons.
Une nuit, au moment de loucher la dernière marche de
mon cinquième étage, je mis le pied à faux et je dégrin-
golai trois ou quatre marches.
Tu sais quand on tombe dans un escalier le vacarme
que cela fait.
Je me relevais en maugréant, lorsque j'entendis la porte
de ma voisine s'ouvrir et que je la vis paraître, tenant une
bougie à la main.
— Vous èles-vous fait mal, monsieur? me dit-elle.
Et à travers l'inlérèt qu'elle paraissait me montrer, je
distinguai ce sourire que fait toujours oailre, surtout sur
— Oi —
les ièvrcs d'une fernniej !a vue d'un individu surpris dans
une position ridicule.
— Non, madame, fis-je en me rclevî^nî, je vous remer-
cie beaucoup. — Vous n'avez donc pas de bougie? —
Non, répondis-je en souriant aussi, à l'idée de la position
dans laquelle notre connaissanci? se faisait. — Eh bien!
prenez cette bougie, monsieur, continua ma voisine, vous
n'auriez qu'à tomber encore.
El je vis qu'elle faisait des efforts pour s'empêcher de
rire tout à fait.
— C'est inutile, madame, lui répondis-je, si vous le
permettez j'allumerai seulement ce papier.
Et je lirai en effet de ma poche un papier que je tordis
et que j'allumai, puis je saluai ma voisine qui me fît une
gracieuse inclination de tète, et qui rentra chez elle.
Pendant que je tenais ma torche de la main gauche, et
que je mettais de l'autre la clef dans la serrure, il me
sembla que l'on parlait dans l'appartement de ma Voisine,
je prêtai Toreille et je l'entendis qui disait :
— C'est ce monsieur du carré qui était tombé dans
l'escalier, phrase qui fut suivie de deux rires exécutés par
une voix de soprano et une voix de baryton.
C'était la première fois que je m'apercevais de la pré-
sence d'un homme chez ma voisine. Il pouvait cire deux
hein-es du matin. Le but de sa visite n'était donc pas dou-
teux pour moi.
Je me couchai en me disant : tiens! liens!
Je pris un livre et je me mis à lire.
Mais peu à peu ma tète se pencha en arrière, ma main
abandonna le livre et je me mis à penser à Henriette. Je
sortais d'une soirée de jeunes gens, j'arrivais d'un grand
bruit, je me trouvais ajj milieu d'un grand calme; je me
demandais ce que pouvait faire à pareille heure celle
femme que j'avais rendue si malheureuse cl qui me faisait
si triste. ,
I-endant que je rêvais ainsi j'entendis ouvrir et refer-
mer presque inimédiatcmciil la porte de ma voiiiiie.
— f)2 ~
— C'est sans doute la voix du baryton qui s'en va,
pensai-je.
Puis le silence et mes pensées reprirent leur cours.
Je ne trouvai alors rien de mieux, pour donner une
forme à tous mes souvenirs, que de relire la dernière
lettre que m'avait écrite Henriette, et qui était restée dans
la poche de mon habit.
Mais je cherchai en vain, la lettre était perdue.
Je pensai naturellement qu'elle avait dû tomber dans
l'escalier au moment où j'avais pris le papier que j'avais
allumé, et ayant mis mes pantoufles et mon pantalon, je
m'en allai, ma bougie à la main, chercher dans l'escalier;
mais je ne trouvai rien à l'endroit où j'étais tombé, je
supposai alors que cette lettre avait pu voler à travers les
barreaux de la rampe, et je descendis les cinq étages
cherchant de marche en marche, mais toujours inutile-
ment.
Je remontai alors fort contrarié, car cette lettre tombée
de ma poche, et encore enfermée dans son enveloppe,
n'avait pu être perdue que là où j'avais ôté mon habit, ou
que là où je l'avais ouvert pour y prendre quelque chose.
Elle n'avait donc pu être trouvée que par mes amis ou
par ce monsieur qui venait de s'en aller de chez ma voi-
sine. Donc, outre la peine que j'avais d'avoir perdu cette
lettre, j'éprouvais un grand ennui qu'elle eût été trouvée
par un de ceux dont je viens de te parler.
Tu sais ce que c'est que la lettre d'une maîtresse qui
croit que ce qu'elle écrit ne sera lu que de son amant;
elle est pleine de mots acceptés par l'un et l'autre, que l'un
et l'autre trouventcharmants,mais qui paraissent souve-
rainement ridicules à l'indifférent à qui le hasard fait lire
cette lettre, quand bien même cet indilTérentadans sa poche
une lettre de sa maîtresse, pareille à celle quil trouve, car
toutes les lettres d'amour se ressemblent ou peu s'en faut.
Quand le nom de celui à qui une pareille lettre est
adressée n'est pas sur l'enveloppe, peu lui importe, ou
plutôt moins lui importe qu'elle ait été trouvée; mais
— 63 —
quand il sait qu'il sera reconnu pour être celui qui l'a
inspirée; quand il sait qu'il va avoir, aux yeux de ceux
qui l'ont connu et qui ne demandent pas mieux que d'en
rire, cette position invraisemblable et stupide û'Iwmme
aimé, il est furieux d'avoir perdu cette lettre : il s'en
rappelle les expressions, et il voit lui-même qu'il serait
tout prêt à s'en amuser s'il la trouvait adressée à quel-
qu'un qu'il connut.
Pour moi c'était bien pis encore. Ce n'était pas seulement
une lettre d'amour ordinaire, c'était une de ces lettres qui
abritenllesdernierssouvenirsd'une liaison brisée, les der-
niers regrets d'un amour rompu; une de ces lettres dans les-
quelles tout le cœur de la femme s'épanche,et qui, semblables
à ces vases précieux et fragiles pleins d'encens et de par-
fums, se brisentaux mains des maladroilsqui les touchent.
J'avais presque les larmes aux yeux en songeant que
l'amour de celle pauvre femme et celle douleur dont j'é-
tais la cause, que toutes ces impressions, enfin, qu'elle
avait si ingénument confiées à la lettre que je venais de
perdre, allaient être parodiées par un tas de fous inca-
pables de les comprendre, ou par cette femme et son
amant que je ne connaissais pas, et qui ne se feraient pas
scrupule de la montrer, ne croyant pas susceptible d'être
aimé l'homme qui se jelait si bêlement- par terre dans les
escaliers.
Il y a même à propos de cela, continua Emmanuel,
une remarque que nous pouvons faire puisque nous ne
sommes que nous deux. Par exemple, si lorsqu'il pleut et
qu'il fait de la boue, un homme passait en courant à côté
de toi, que le pied lui manquât, qu'il se jetât dans le ruis-
seau, et qu'il se couvrît bêlement de boue les mains et le
visage; si tu le voyais se relever pour courir, au milieu
des rires des gamins, après son chapeau que le vent em-
porte et que le pavé salit; si l'on te disait en ce moment
que cet honime est adoré d'une femme jeune et belle, tu
ne voudrais pas le croire, et qui sait, si elle était à ta
place etqu'elle vît son amanl dans celle position, si elle le
croirait elle-même.
— 04 —
Quand le ridicule frappe aux yeux de tous el au grand
jour, il atleint le, cœur et le déchire.
Je remontais donc chez moi, cherchant encore el me
faisant très-succinctenienl toutes ces réflexions que je le
détaille aujourd'hui, sans que mes recherches, me décou-
vrissent rien, et sans que mes réflexions me consolas-
sent.
J'étais rentré, et j'avais refermé ma porte, quand je vis
un papier à terre; je me baissai, je le ramassai, c'était
ma lettre dans une enveloppe. Je l'avais perdue, à ce qu'il
paraissait, à ma porte, el j'étais sorti si précipitamment
pour la chercher, que j'étais passé à côlé d'elle sans la
voir.
Je courus donc bien vite à mon lit, et je me disposai à
l'ouvrir; mais quand je voulus la tirer de l'enveloppe, je
trouvai un obstacle, el je m'aperçus alors que depuis que
je l'avais perdue, l'enveloppe avait été recachétée.
Un moment je crus que je rêvais. Je me frottai les yeux,
et je regardai attentivement le cachet.
En place de la cire noire qui fermait primitivement
l'enveloppe, on avait mis de la cire rouge, et au lieu de
l'H qu'il y avait sur le premier cachet, je trouvai sur le
second un A.
— Est-ce l'initiale du nom de ma voisine ou de son
amanl?mc demandai-je; dans le premier cas, ce serait une
plaisanterie de femme; dans le second cas, ce serait une
impertinence, mais une impertinence dont est incapable
un homme bien élevé, ctelle ne peut recevoir qu'un homme
con)me il faut. Au contraire, pensai-je, elle aura vu tom-
ber cette lettre de ma poche, et par curiosité elle ne
m'aura pas prévenu; puis elle sera venue la cliercher
quand die m'a vu rentré, et elle aura voulu la lire avec
ce ni^iiisieur ([u'i n'aura j)as vo;iiu y consenlir, el qui lui
aura dit de la reglisser sous ma porte.
Mais alors |)ourquoi a-l-elle remplacé l'ancien cachet
par le sien? Il valait bien mieux remettre cette lettre telle
quelle sous ma porte. J'aurais cru l'avoir perdue cl)ez moi
Vô —
et non dehors, el je n'aurais pas soupçonné qu'on eût pu
la lire, tandis que je suis siir qu'elle au moins l'a lue.
— Qu'est-ce que tout cela veut dire?
En tous cas, j'ai ma lettre, et s'ils peuvent dire que je
suis ridicule, ils ne peuvent pas le prouver.
Si ma voisine allait m'avoir écrit et avoir mis sa lettre
sous la même enveloppe que celle d'Henriette, le second
cachet serait non-seulement excusé, mais nécessaire. Voilà
ce que je me disais.
Je décachetai donc l'enveloppe, mais je ne retrouvai
que la lettre d'Henriette sans qu'on y eiit ajculé un mot.
A mesure que je la relisais le cœur plein de sentiments
divers, il me semblait voir de l'autre côté de la page là
tête railleuse de ma voisine.
Enfin, je m'endormis sans avoir rien compris à ce qui
m'arrivait, mais bien décidé à avoir des détails à la pre-
mière occasion, et au premier signe de la connaissance de
cette lettre que donnerait celle qui l'avait trouvée.
Le lendemain je dormais encore, quand le père Jean
entra dans ma chambre.
Je n'avais pas ouvert les yeux que je lui dis :
— Père Jean, comment s'appelle le monsieur qui est
venu hier au soir chez ma voisine? — Frédéric, monsieur,
me répondit le portier. — Et son autre nom? — Nous
ne le connaissons que sous le nom de Frédéric. — Et ma
voisine, comment s'appelle-t-elle? — Augustine. — Au-
gustine, c'est cela, me dis-je, c'est bien cela. — Que dit
monsieur? — Rien, je vous remercie. — C'est une bien
gentille petite femme que mademoiselle Augustine, reprit
le père Jean.
Malheureusement je n'étais pas dans Tintenlion de
questioiiner mon portier : aussi je coupai court aux ren-
seignements que je le voyais près de me donner, en lui
disant : Donnez-moi mes boîtes, el je sortis.
En descendant, je rencontrai Aiigustine que je saluai
comme je le devais après la connaissance que nous avions
faite la veille, elle me répondit par un : Fonjour, mon-
LA VIE A VINGT A>'?. 5
— CG —
sieur, fort aimable, el je vis qu'elle atlendalt que je l'in-
lerrogeasse sur la lettre comme j'attendais qu'elle en
parlât.
Nous n'osâmes ni l'un ni l'autre aborder ce sujet : elle
s'arrêta une minute chez le père Jean; moi, je continuai
mon chemin en la saluant une seconde fois.
Je continuai à la rencontrer sans qu'il y eût rien de
nouveau dans nos rapports que les bonjour, monsieur,
bonjour, madame, que nous échangions régullèremenl
quand nous nous rencontrions.
Ce qal précéda le dépar<*
Cependant l'action de cette femme prouvait une cer-
taine curiosité de moi qui me revenait de temps en temps
à l'esprit, el c'est sans doute pour cela qu'Augustine avait
fini par occuper un coin de ma pensée.
Tu sais qu'un beau jour je résolus, ennuyé de celte
vie qui ne m'apportait aucune consolation, de partir pour
l'Italie.
Je dis donc au père Jean que j'allais partir dans cinq
ou six jours, et qu'il fallait qu'il tînt toutes mes affaires
prêtes.
Le lendemain du jour où j'avais fait pari do mon projet
au père Jean, on frappa à ma porte.
Il pouvait être midi.
J'allai ouvrir.
C'était Augustine.
— I^ardon, monsieur, me dii-elle. Je vous dérange?
— Non, madame. — Peut-on se chauffer chez vous? —
Certes. — Je viens vous demander riiospitalité alors. —
EntrcZ; madame.
— 67 —
Et je la fis passer dans mon petit salon qui était assez
élégamment meublé.
— Ah! dit-elle, en regardant les étagères, voilà de
charmants saxes. — Ils sont à votre disposition, madame,
lui dis-je, s'ils peuvent vous être agréables. — Je n'ad-
mire jamais pour que l'on m'offre, monsieur, je désire
que vous soyez prévenu de cette qualité, afin que vous
n'ayez jamais à craindre mes visites. — Et moi, lui dis-
je, madame, je n'offre jamais pour qu'on refuse. Sortez
donc aujourd'hui de vos habitudes en acceptant, à l'a-
venir je sortirai des miennes en n'offrant plus.
Augustine s'inclina gracieusement, alla prendre sur
l'étagère la figurine qu'elle avait admirée, et après l'avoir
considérée plus attentivement, elle vint la poser sur la
cheminée, et s'assit sur le tapis, devant le feu.
Je pensai que cela lui était plus agréable qu'un fau-
teuil, cependant je lui en montrai un.
— Non, me répondit-elle, je suis mieux ainsi.
Moi, qui aimais mieux le fauteuil, je m'assis dedans.
Elle leva alors ses grands yeux vifs et clairs sur moi.
On eût dit le regard d'une gazelle.
— Cela vous étonne que je vienne tout bonnement
vous voir? — Cela m'enchante, lui dis-je. — Pourquoi
cela? — Parce que vous êtes une charmante femme, et
qu'il est toujours agréable de recevoir la visite d'une
personne comme vous. — Il n'y a pas longtemps que vous
pensez de la sorte. — A mon tour je vous demanderai
pourquoi? — Parce que si cela vous eût été agréable de
faire ma connaissance, vous y auriez taché, et que vous
n'avez même pas eu l'air de me voir depuis que vous de-
meurez ici. — Je n'étais pas sûr que mes visites seraient
agréées. — Des visites sont toujours agréées, quand elles
sont faites par un homme comme il faut.
Le ton dont elle donnait ces petites leçons-là était char-
mant.
— Encore fallait-il que je fusse présenté, repris-je. —
Vous étiez mon volï^in, et à ce litre vous pouviez vous
— 68 —
présenter vous-même. D'ailleurs, vous me rencontriez
tous les jours, je n avais pas l'air bien terrible; vous sa-
viez que j'ai un amant, vous pouviez donc penser qu'il
n'y avait pas besoin de se gêner avec moi.
Il était évident qu'elle attendait ma réponse pour me
juger.
— D'abord j'ignorais, madame, que vous eussiez un
amant, ne m'en étant enquis auprès de personne, et per-
sonne n'étant venu me le dire. Puis quand bien mêaie
j'aurais su que vous en aviez un, vous n'en étiez pas
moins une femme digne de tous les respects qu'on doit à
une femme. — Allons, me dit-elle en me tendant une petite
main, vous êtes un homme charmant, et vous serez mon
ami. — Bien dévoué. — Maintenant, causons sérieuse-
ment. — Tout ce que je viens de dire est sérieux, lui fîs-
je observer, résolu que j'étais à ne pas me laisser prendre
en d^éfaut. — Bien, bien, répliqua-t-elle en souriant, c'est
établi, n'en parlons plus; mais parlons d'autre chose;
on m'a dit que vous partiez, est-ce vrai? — Oui, je pars.
— Et quand? — Dans six jours. — Réellement? —
Réellement, — Et personne n'a le pouvoir de vous faire
rester? fît-elle en me regardant du coin de l'œil. — Vous!
— Ne disons pas de choses inutiles. — Je ne mens pas,
dites-moi de rester, je resterai. — Mais, coniment faut-
il vous le dire? — Le mieux que vous pourrez. — C'est
que ce n'est justement pas comme cela queje le dirais. —
Ordonnez-le-moi, alors. — Je n'en ai pas le droit. —
Vous le prendrez. — Comment le prendrai-je? — Comme
vous l'avez pris sur... — Sur qui? fit-elle en me regar-
dant en face. — Sur d'autres, fis-je négligemment. —
Sur un autre, vous voulez dire, répliqua-t-elle avec ce
même ton dont je te parlais tout à l'heure. Vous croyez
donc que c'est avec l'intention d^être votre maîtresse que
je suis venue vous voir; alors, vous êtes un fat. — Je ne l'ai
pas cru une minute, balbutiai-je, iniimidé un peu par ces
réponses nettes et précises. — Je vous ai dit tout à
l'heure : vous sere% mon ami, si vous m'aviez plu d'une
— 69 —
autre façon, je vous aurais dit : Soyez mon anianl. Ainsi,
revenons ù ce que je vous disais : Vous parlez? — Oui.
— Et rien ne vous retient? — Pu'en. — C'est drôle! j'au-
rais cru' que vous aimiez que'u'u'un. — Personne. — Ah!
— Ce ah! voulait dire clairement : — Mais, comment
arrangez-vous cette réponse avecla lettre que j'ai trouvée?
Malheureusement j'étais décidé à ne pas parier le pre-
mier de cet incident.
Elle reprit :
— C'est vrai, vous ne recevez personne. — Qui vous
l'a dit? — Le père Jean. — Vous le lui avez donc de-
mandé? — Oui. — Pouvez-vous me dire quel intérêt
vous aviez à savoir cela. — C'est bien simple, puisque
vous ne veniez pas chez moi et que je voulais venir chez
vous, je tenais auparavant à être sûr de ne pas vous dé-
ranger et de ne contrarier personne en vous faisant visite.
Une visite peut être si mal interprétée. — C'est juste et
l'on n'est pas plus discrètement indiscrète. — La discré-
tion, c'est ma grande vertu. — Ohî — Vous dites? — Je
dis : oh! — Et que signifie celle exclamation? — Elle
signifie que vous êtes une remarquable exception, car la
discrétion n'est pas la verlu dominante chez les femmes.
— C"est ma seule. — Et vous n'avez jamais péché contre?
— Jamais! — Bien sûr? — En voulez-vous une preuve?
— Dites. — Eh bien! l'autre fois, en allumant votre pa-
pier à ma bougie, vous avez laissé tomber une lettre. —
— C'est vrai. — Je l'avais vue tomber. — Pourquoi ne
m'avez-vous pas dit qu'elle tombait?
Augustine se mordit les lèvres.
— J'aurais pu vous le dire, mais la pensée ne m'en
est pas venue, et d'ailleurs ii n'y a vertu que quand il
y a lutte. — Il y avait donc îutîe? — Certainement; un
moment j'ai désiré connaître le contenu de cette lettre.
— A ce moment-là il y eut pùché. — Oui, mais vous
allez voir qu'il n'y eut pas accomplissement. Quand vous
fûtes rentré, je ressorlis et je ramassai la lettre. Je re-
connus une écriture de femme eî je la tirai de l'enveloppe.
— 70 —
— Diable! fis-je. — Mais, je la remis aussitôt, sans la
lire, je vous le jure; seulement, comme je désirais
vous connaître, je la recachetai de mon initiale,
je la glissai sous la porte, espérant qu'en voyant par le
cachet à qui vous deviez la restitution de cette lettre,
vous viendriez, ne fût-ce que par politesse, faire une vi-
site à celle qui vous l'avait rendue, et qu'ainsi nous fe-
rions connaissance. — Je ne pouvais pas reconnaître l'ini-
tiale, j'ignorais votre nom, et ce pouvait bien être un autre
locataire de la maison que vous. — C'est à peu près
juste. Bref, ayant appris que vous partez bientôt, j'ai
voulu vous prier de rester au nom de celle qui vous écri-
vait. — Puisque je pars, c'est qu'elle n'a pas le pouvoir
de me retenir; il est vrai que dans ce cas-là elle avait be-
soin d'une auxiliaire, et elle n'en pouvait pas trouver
une plus charmante que vous. Vous désirez donc que je
reste? — Oui. — Pourquoi? — Parce qu'il part, lui. —
Qui lui? — Frédéric. — Ah! très-bien; mais il serait
bien plus simple d'employer votre influence à le retenir,
lui, plutôt que moi. — Ah! c'est que malheureusement
j'ai depuis deux ans le droit de demander, mais je n'ai
plus le pouvoir d'obtenir. — Il est bien peu reconnais-
sant. — Je suis insuffisante, voilà tout. — Mais, si je
reste, à quoi cela me mènera-t-il? — A ne pas partir
d'abord, et le départ! surtout quand on part seul, est tou-
jours une chose dont on se repent au premier relai. On
continue par amour-propre, et l'on dit qu'on s'est amusé
par entêtement. Puis, si vous partez, je m'ennuierai à
périr. Je ne connais personne. Tandis que si vous restez,
vous viendrez chez moi, j'irai chez vous, et nous passe-
rons de bonnes soirées ensemble. — Jusqu'à quelle heure?
— Jusqu'au jour, si vous voulez. — Vous n'avez donc
pas d'amis? — Non. Il ne le veut pas. — Mais s'il ap-
prend que vous me voyez? — I! ne le saura pas. Qui le
lui dirait? Il est absent, vous êtes mon voisin, nous al-
lons, nous venons, sans qu'on s'en doute. Il m'a défendu
de recevoir qui que ce soit; je lui obéis, je ne reçois per-
-Ti-
sonne, je viens chez vo\is. — Mais, si ces facilités de
nous voir me donnaient d'autres pensées, fis-je d'un ton
qui commentait parfaitement ma phrase. — Elles ne
vous viendront pas. — Mais si elles viennent? — Vous
les chasserez. — Mais si je ne peux pas les chasser? —
Vous en triompherez comme moi de l'indiscrétion. — Mais
si je n'en triomphe pas? — Alors, je vous mettrai à la
porte et nous ne nous verrons plus que comme nous nous
voyions auparavant. — Et quand il reviendra? — Vous
cesserez de venir. — Je pars. — Parlez, fit-elle; mais je
vais bien m'ennuyer, maintenant que vous voilà absents
tous les deux. — Voyons, repris-je, je vous écoute depuis
une heure, et le diable m'emporte si je vous comprends.
Etes-vous une femme? répondez! — Certes. — Et com-
ment voulez-vous que je vive dans votre intimité sans
désirer être votre amant. — Je vivrai bien dans la vôtre
sans désirer être votre maîtresse. — La belle raison, vous
avez un amant, et moi je suis seul. — Parlez, alors, fit-
elle en se levant, mais, jusqu'à ce que vous partiez, venez
me voir. — Quand part-il, lui? — Il est parti hier. —
Quand vous trouve-t-on? — Quand vous voudrez... Vous
êtes très-gai, n'est-ce pas? fît Augustine. — Quand on ne
me refuse pas ce que je demande. — Mais, quand vous
ne demandez rien. — Je suis gai. — Oui, j'entendais rire
et chanter (hez vous presque tous les jours; c'est à partir
de ce moment que j'ai compté sur vous pour me distraire.
Adieu. Je vous jure que je suis désolée que vous partiez.
Et tout en disant cela, Augustine avait repris son saxe
qu'elle considérait avec attention.
J'allais insister encore pour qu'elle acceptât ma cour,
car il y avait vraiment quelque chose d'étrange dans cette
femme, mais soit qu'elle m'eût compris, soit qu'effective-
mentsapenséeeût la mobilité qu'elle affectait, elle médit :
— C'est du vieux saxe, n'est-ce pas? — Oui, lui dis-je.
— C'est vraiment adorable, je vous remercie. Adieu,
mon voisin. — Voyons, lui dis-je en lui serrant la main,
quand vous reverrai-je? — Quand j'aurai envie de vous
— 72 —
\oir je viendrai frapper; si vous y êtes, vous m'ouvrirez;
si vous i/y êles pas, je rentrerai chez moi travailler. —
Vous travaillez donc? — Oui, me dit-elle, j'étais même
dans un magasin, c'est pour cela que je rentrais tous les
soirs à la même heure; mais Frédéric ne veut plus que j'y
aiile. — Très-bien, c'est convenu. — Allons, dit-elle en
me tendant son front, embrassez-moi et soyons de bons
amis.
Je l'embrassai, elle ouvrit la porte, regarda si personne
ne montait et rentra chez elle en courant.
€c qni précéda le départ.
— L'étrange fille, me dis-je en lui faisant un signe de
la main, et je fus a\i moment de ne pas partir pour voir
jusqu'où je pourrais {lousser Taventure; puis .je me dis,
que, si originale qu'elle fût, Augustine n'effacerait pas
Henriette de mon souvenir, que ma voisine pouvait n'être
après tout qu'une coquette qui voulait me faire poser, ou
qu'une maîtresse désœuvrée qui voulait se distraire; je
me fis très-judicieusement observer que cela ne valait pas
la peine que je renonçasse ix uii voyage que je me promet-
tais depuis longtemps, et j'allai retenir ma place pour
Chalons.
J'eus même l'occasion d'exercer tout de suite ma ré-
solution d'un prompt départ, car ayant trouvé une place
libre dans !e coupé, pour le surlendemain, je l'arrêtai.
Je n'avais que le temps de faire mes préparatifs, j'al-
lai dîner vile, et je rentrai chez moi à sept heures.
A huit heures, on frappa; c'était Augustine.
Elle entra.
— Eh bien! lui dis-je, je pars jeudi.
C'était un mardi que cela se passait.
— 73 —
— Ah! me dit-elle, décidément? — Décidément. Voici
mon bulletin des Messageries.
Elle le prit et le lut.
— Aniusez-Yous bien, me dit-elle.
El elle devint toute triste.
C'était à n'y pas croire.
Si elle m'eût dit de rester en ce moment, sans me rien
promettre, sans me rien laisser espérer, je fusse resté.
Elle ne me le dit pas.
— Vous faites vos malles, reprit-elle.— rOui. — Voulez-
vous que je vous aide? — ïl ne manquerait plus que cela?
— Je vais vous ranger votre linge, les hommes ne savent
pas faire une malle.
Je suis de ceux qui font leurs malles deux jours à Ta-
vance, à la fois pour avoir le temps et pour çtre sûr de
ne rien oublier.
Elle alla à ma commode dont elle ouvrit un des tiroirs.
C'était justement celui où étaient les lettres d'Henriette,
je le vis, je fis un mouvement
Elle vit le mouvement et reconnut récriture.
— Oh! soyez tranquille, me dit-elle, je ne les lirai
pas plus que je n'ai lu l'autre. — Etes-vous folle, lui dis-je,
de me parler ainsi, et en disant cela, jelui pris la tète dans
mes deux mains et je l'embrassai sur le front.
A son tour elle m'embrassa et me dit avec un petit ton
chagrin:
— Aussi, pouniuoi parlez-vous?
Je la regardai; elle était charmante.
Elle venait d'ouvrir un autre tiroir pour y prendre du
linge, elle était baissée, nu-tète, je voyais des cheveux à
profusion roulés élégamment, je voyais le contour d'une
hanche vigoureuse, un col bien dessiné et toujours ces
deux petits pieds qui dans leurs pantoufles de chevreau
doré paraissaient encore plus mignons.
Je tournai les yeux d'un autre côté.
— Nous nous serions bien amusés, dit-elle avec un
soupir. Enfin!
— 74 —
El elle transporta des chemises de la commode dans
la malle.
— Mais puisque vous ne deviez partir que dans six
jours, pourquoi partir dans deux?
— C'est vous qui en êtesia cause. — Et comment cela?
— Etcertes, luidis-je, dans six jours j'aurais été amoureux
de vous et je ne serais pas parti, voyons définitivement,
voulez-vous que je reste? — Toujours aux mêmes condi-
tions?— Oui. — Vous savez bien que cela ne se peut
pas, me répondit-elle avec impatience, ainsi n'en par-
ions plus ou je rentre chez moi.
Elle resta avec moi jusqu'à minuit. A minuit elle se
retira après m'avoir promis de revenir le lendemain.
Le lendemain elle revint. Mêmes causeries, mêmes ré-
sultats.
Seulement je devenais amoureux, ma parole d'honneur,
mais de cet amour irrité qui aurait, je pense, disparu avec
la satisfaction du désir; en attendant je la désirais et
beaucoup.
Cependant l'idée me vint qu'elle se moquait de moi et
je voulus en avoir le cœur net.
— Ecoutez, lui dis-je, je dine ce soir chez ma mère, je
ne rentrerai que tard, je pars de bonne heure demain, et
je ne veux pas partir sans vous voir, je laisserai la clef à
la porte, car je m'endormirai peut-être auprès du feu,
venez à l'heure que vous voudrez et réveillez-moi, si je
dors. — Ah! vous pouvez vous coucher, me dit-elle, je
sais ce que c'est qu'un homme au lit. — A ce soir, donc.
— A ce soir.
A onze heures, je rentrai, je me couchai, je m'endormis.
Il me sembla entendre du bruit, je me réveillai et je
vis Augustine qui, assise dans un fauteuil, remuait le feu
d'une main et tenait un livre de l'autre.
En ce moment une heure sonnait.
— Il y a longtemps que vous êtes là? lui dis-je. — De-
puis minuit, me dit-elle. — Et que faisiez-vous? — Je
lisais. — Pourquoi ne m'avoir pas réveillé? — Vous dor-
— 75 —
miez si bien, j'ai pensé que vous aviez besoin ,de repos;
puis, pourvu que je ne sois pas seule, c'est tout ce qu'il
me faut, vous le savezbien, et j'aurais passé la nuit ainsi.
— Venez vous asseoir un peu sur mon lit, lui dis-je.
Elle déposa son livre et s'assit à côté de moi.
C'était d'une impertinence sans seconde, ou d'une con-
fiance inouïe.
J'étais vraiment ému par l'aspect et la présence de cette
femme, sans compter que j'eusse été heureux d'une occa-
sion de chasser le souvenir d'Henriette qui me poursui-
vait toujours.
— Voyons, Augustine, dis-je en lui prenant les deux
mains, aimez-vous bien Frédéric? — Oui, me dit-elle,
mais assez négligemment. — Et vous ne voulez pas le
quitter? — Non. — Ni le tromper? — Non. — Mais ce-
pendant ce n'est pas un amour sérieux. — C'est un amour
franc, me répondit-elle, je lui ai promis de ne pas le
tromper, je ne le trompe pas. — Mais, continuai-je en lui
passant la main autour de la taille, et en l'amenant dou-
cement à moi, mais si vous en aimiez un autre? — Je
n'aime personne, répondit-elle, en essayant, mais sans
affectation, de se dégager de mon bras. — Je vous fais
mal? lui demandai-je. — Non, me répondit-elle, mais
j'aime mieux aller ni'asseoir.
Dans l'eiîort qu'elle avait fait pour se dégager, j'avais
senti une souplesse de reins qui m'avait fait frissonner.
Je la retins.
— Pourquoi vous asseoir, est-ce que je vous fais peur?
^- Non, mais je vous gêne. — En aucune façon.
Et je l'entourai de ma main droite, mais au lieu de
passer ma main par-dessus sa robe de chambre, je la
passai par-dessous et je parvins, malgré sa résistance, à
poser mes lèvres sur les siennes.
Alors elle se leva d'un mouvement si rapide qu'elle
m'échappa, mais sans dire une syllabe.
Elle alla devant la glace refermer sa robe de chambre
qui s'était dénouée dans cet effort, et ayant rallumé sa
bougie, elle me dit froidement :
~ 7a —
— Adieu, Emmanuel. — A'oyons, fis-je eu lui lendanl
la main, vous m'en vouiez. — Oui.
E!!e était pâle et oppressée.
— Oui, je vous en veux, reprit-elle, parce que vous
avez cru que j'accorderais à la force, ce que j'ai refusé au
chagrin de vous voir partir, au chagrin réel de notre sé-
paration, elle appuya sur le mot, et si je restais ici plus
longtemps, comme vous recommenceriez ce que vous venez
de faire, je vous quitterais avec la certitude que vous êtes
un homme sans esprit, ce que je ne veux pas croire.
Adieu. — Votre main, lui dis-je.
Elle hésita.
— Soyez tranquille, je ne recommencerai pas.
Je pris sa main, cette main était brûlante.
■ — Cette femme n'a peut-être pas de cœur, me dis-je,
mais elle a des sens. — A quelle heure partez-vous? me
dit-elle. -- A onze heures. — A dix je viendrai vous dire
adieu. Bonsoir. — Bonsoir. Vous me pardonnez? — Il
le faut bien puisque vous partez.
Elle sortit en refermant toutes les portes derrière elle.
Je ne m'endormis qu'à quatre heures du matin.
Le lendemain, j'avais déjà ma casquette de voyage sur
la tête, quand Augustine arriva.
Elle était encore plus pâle que la veille. On eût dit
qu'elle n'avait pas dormi.
— Vous partez toujours? me dit-elle. — Plus que ja-
mais. — Par les messageries Laffitte? — Oui. — A onze
heures précises? — Oui.
Elle se mit à sourire.
— Qu'avez-vous? — Rien, me dit-elle. Seulement il
faut que je sorte. Embrassons-nous donc et bon voyage!
Je l'embrassai.
— Quand reviendrez -vous? — Qui sait? — En tout
cas vous reviendrez ici? — Certes, — Adieu. — Adieu,
chère enfant.
A onze heures j'étais dans le coupé de la diligence, et
il n'y avait même que moi dans le coupé. Ma mère venait
— 77 —
de me dire adieu et la voilure partait déjà, quand un com-
missionnaire s'approcha de la diligence et entrouvrant la
portière, me dit :
— Monsieur Emmanuel de... — C'est moi, lui dis-je.
— Une lettre pour vous, monsieur.
Cet homme me tendit un billet, et n'eut que le temps
de se jeter de côté, car la voiture allait heurter une borne.
J'ouvris le billet, il n'y avait que ces quelques mots :
« Mon cher voisin,
» Rapportez-moi un chapelet de Rome, vous me devez
bien cela. J'ai péché pour vous.
» AUGUSTINE. »
Quel péché avait-elle commis? je l'ignore. J'avais beau
chercher, je ne devinais pas. Je me rappelais bien sa pâ-
leur exagérée du matin, mais celte pâleur pouvait aussi
bien venir du repentir que du péché.
Le résultat de mes réflexions, ajouta Emmanuel en me
regardant, fut que j'avais été trop délicat la veille.
Une heure après nous changions de chevaux à Charen-
ton, et j'avais reiu vingt fois ce petit billet parfumé.
Ce qui suivit le retour.
Tu sais ce que c'est que le voyage, continua Emmanuel;
la nouveauté de ce que je voyais ne tarda pas à ui3 faire
oublier Augustine, et ce ne fut qu'à Rcmc, en faisant des
emplettes, que je me souvins du chapelet qu'elle m avait
demandé, plutôt pour m'avouor son poché que pour vm
demander un cadeau.
• — 78 —
J'achetai donc un fort beau chapelet, que je mis dans
ma malle avec mes autres emplettes, et je continuai ma
roule.
Arrivé à Naples, je fis la connaissance d'Antonia dont
je devins, ou du moins, dont je crus et dont je crois en-
core être amoureux, et le souvenir d'Augustine disparut
complètement de ma mémoire.
Je revins, tu te le rappelles, à Paris^ avec ma dan-
seuse, et après avoir envoyé mes malles chez moi, rue
Neuve-des-Mathurins, je m'installai presque complète-
ment chez Afltonia.
Je ne revenais coucher rue des Mathurins qu'assez
rarement, et lorsqu'en revenant du théâtre elle me disait
être fatiguée, et qu'elle était maussade comme le sont
souvent les danseuses après les représentations.
Puis il y avait encore les jours où je passais la soirée
avec mes amis. Ces jours-là, ou plutôt ces nuits-là, je
rentrais chez moi, car je trouvais inutile d'aller réveiller
tout le monde dans une maison qui n'était pas la mienne,
et de déranger Anton ia pour ne lui apporter que des par-
fums de cigare et de vin de Champagne.
Une nuit, il pouvait être une heure, je rentrai rue des
3Iathurins.
J'allais me mettre au lit, quand il me sembla entendre
frapper. Je crus que c'était le vent qui secouait ma porte,
et je n'ouvris pas, mais on frappa une seconde fois plus
distinctement. Je te jure que j'élais^ à cent lieues de soup-
çonner le nom de ce visiteur nocturne.
Je crus que c'était Antonia qui, inquiète, envoyait sa
femme de chambre me chercher.
J'ouvris.
C'était Augustine, en robe de chambre, comme le soir
qui avait précédé mon départ.
— Tiens, c'est vous, lui dis-je.
El je lui pris la main.
— Vous paraissez bien étonné de me revoir, me dit-
elle; me croyiez-vous donc morte ou m'avlcz-vous tout à
fait oubliée?
«^ 79 —
Et elle rc^pondit à la pression de ma main par une
pression plus forte; sa main avait une souplesse élec-
trique.
— C'est cette main qui a écrit la charmante lettre que
vous m'avez envoyée au bureau des diligences? — Oui,
me dit-elle en rougissant. — Alors je la baise deux fois,
ce à quoi elle répondit par un regard que je ne lui avais
pas encore vu. — El mon chapelet? me dit-elle. — Le
voici.
J'allai à ma malle et j'en lirai le chapelet.
— Pourquoi ne me l'avez-vous pas fait remettre? il
est magnifique et je n'aurais pas mieux demandé que d'être
surprise plus tôt.
Pendant ce temps-là elle s'était assise.
— ' D'abord je craignais que M. Frédéric ne vous de-
mandât d'où venait ce chapelet, et que cela ne vous con-
trariât de le lui dire : — Je suis bien libre d'accepter les
cadeaux, reprit-elle en souriant, et je ne suis pas forcée
de dire, ni pourquoi je les demande, ni pourquoi on me
les donne.
Un sourire, le même qu'elle devait avoir en m'écrivanl
les trois lignes que je t'ai citées tout à l'heure, errait con-
tinuellement sur ses lèvres, c'était plus qu'un sourire,
c'était une confidence.
— S'il faut que je vous parle franchement, continuai-
je, je suis rarement ici et j'avais oublié ce pauvre chape-
let. — L'amour fait oublier l'amitié. — Que voulez-vous
dire? — Je veux dire que depuis que vous êtes amoureux,
vous ne vous souvenez plus de vos amis. — Et qui vous
a dit que je fusse amoureux? — Tout le monde. — Tout
le monde s'occupe de moi; tout le monde est bien bon! —
C'est Frédéric qui me l'a dit. — Et où l'a-t-il appris? —
Au cercle. — Ah! vraiment, et qu'y dit-on? — On y dit,
reprit Augusline avec un tremblement dans la voix, que
vous avez ramené d'Italie une merveille. — C'est vrai, dis-je
avec une certaine vanité. Antonia est très-jolie. — Ah!
<^llo .^'appelle Antonia. — Oui. — Elle est danseuse? —
— 80 —
Justement. — Et c'est un amour sérieux?— Très-sérieux.
— Franchement^ l'aimez-vous? — Enormément.
Je le jure que je ne soupçonnais pas le but de la visite
d'Augustine, de sorte que je ne prêtais aucune intention
aux réponses que je lui faisais.
A ma réponse avait cependant succédé un silence pen-
dant lequel je cherchai de nouveau dans ma malle pour
voir si je trouverais encore quelque chose à offrir à ma
voisine.
— Tenez, lui dis-je en m'approchant d'elle, comment
trouvez- vous ce bracelet de médailles antiques? — Très-
joli, me répondit-elle presque sans l'avoir regardé. ■ —
Voulez-vous l'accepter? — Gardez-le pour Antonia.
Il y avait de l'amertume dans celte phrase. Je me re-
tournai involontairement vers Augustine, cherchant sur
son visage la raison de l'intonation qu'elle avait donnée à
sa réponse.
— Prenez-le, lui dis-je, vous me ferez plaisir. — Au
fait, reprit-elle, il n'est pas assez beau pour l'offrir à une
femme commeelle. — Ma chère enfant, dis-je à Augustine,
il n'a d'autre mérite que d'avoir été acheté à Rome et
d'être fait avec des médailles antiques. Je sais que voiis
aimez les choses originales, voilà pourquoi je vous prie
de l'accepter. Quant à Antonia, c'est une danseuse et elle
aime mieux un bijou éclatant qu'un bijou rare sans éclat.
— Alors, me dit-elle, j'accepte.
El elle me tendit la main.
Sa main était brûlante comme la veille du jour où je
partis.
— On dirait que vous avez la fièvre, lui dis-je. — Un
peu, me dit-elle. — Il est lard, il faudrait peut-être vous
coucher. — Je vous gêne? — Etes-vous folle? — N'im-
porte, je m'en vais. Bonsoir. — Et elle prit sa bougie.
Malgré moi je me rappelai le soir où elle avait quitté ma
chambre. Far un hasard tout naturel, le bougeoir d'Au-
gustine était à la même place que ce soir-là, et moi j'étais
assis sur mon lit.
«- 81 —
Je la regardai alors plus atlenlivement; ce rapproche-
ment de deux incidents après trois mois d'absence, jeta
dans mon esprit des pensées de contrastes. 11 me sembla
que cette fois Augustine ne quittait pas ma chambre avec
les mêmes résolutions que la première.
Elle semblait prête à pleurer.
— Vous avez un chagrin? lui demandai-je. — Point
du tout. — Frédéric n'est-il pas revenu? — Si fait,
puisque je vous ai dit que c'est lui qui m'a appris votre
retour avec Anlonia. — Qu'avez-vous alors? — Rien.
Adieu.
Et elle fît un mouvement pour s'en aller.
Je la retins par le bras.
— Ne suis-je plus votre ami? lui demandai-je avec une
amitié réelle, et tout prêt à compatir à la douleur qu'elle
pouvait avoir et à la consoler de mon mieux, voyons, venez
vous asseoir à côté de moi, et contez-moi cela.
Elle reposa une seconde fois son bougeoir sur la che-
minée, et me suivit sans opposition.
Je m'assis sur mon lit et la fis asseoir à mon côté.
— Ainsi elle est très-jolie, fit-elle en me regardant
d'une façon toute nouvelle.
Je ne répondis rien, mais il se réveilla en moi une
foule de pensées ou plutôt de souvenirs au -contact de cette
femme, et les petits pieds, les cheveux, les jambes, les
hanches me passèrent comme un éblouissement dans la
tête.
11 y a des moments où l'esprit se trouble si instanta-
nément, que la bouche, sans savoir ce qu'elle dit, mur-
mure un mot. .sous lequel Ihomme en proie à ce trouble
croit cacher ce qu'il éprouve.
— Causons, dis-je à Augustine.
Et tout en disant cela, je lui passai la main autour de
la taille; comme trois mois auparavant, je frissonnai, au
toucher de ce corps souple et ardent.
Je croyais qu'elle allait se défendre, elle ne se défendit
pas. elle se contenta de me dire :
LA VIE A VIIVGT AÎVS. 6
— 82 —
— Si elle vous voyait! — Que me fait qu'elle me voie!
— Vous ne l'aimez donc pas? — Je l'aime, mais qu'im-
porte?
Et je fixai ardemment mes yeux sur ceux d'Augustine.
11 me sembla que des yeux de cette femme jaillissait un
rayon de volupté, comme un éclair au contact de deux
électricités.
— Qu'importe, si vous m'aimez un peu, repris-je,
enhardi par ce regard. — Mais moi, je ne puis pas être
votre maîtresse. Allez, Emmanuel, laissez-moi, cela vaut
mieux.
Cela vaut mieux me sembla étrange; il y avait donc
la possibilité d'autre chose, puisqu'elle me disait qu'il
valait mieux que cette chose ne fût pas.
Je ne perdis pas mon temps à chercher les causes qui
pouvaient avoir opéré ce changement.
Je sais que la femme est un abîme, mais je ne le sonde
pas.
Cependant Augustine était envahie par une émotion
réelle, et au lieu de dégager mes bras d'autour de sa
taille, je la serrais plus étroilementet je sentais son cœur
battre comme le mien.
En ce moment j'eusse donné dix ans de ma vie pour la
possession de cette femme.
Ce Frédéric qui s'en allait de chez elle à minuit m'ap-
parul comme un être slupide.
Pourtant le caractère d'Augustine s'était si nettement
prononcé dans le commencement de notre connaissance
qu'il m'était impossible de croire à un démenti si prompt
du passé et que je n'osais pas lui demander autre chose
que ce qu'elle m'accordait, tant je craignais de la voir
m'échapper encore.
— Non, décidément, laissez-moi rentrer,^ murmura-t-
elle, vous me le conseilliez tout à l'heure, il le faut, je le
veux... je vous en prie.
Et en même temps tout en paraissant faire des efforts
pour sortir de mes bras, soit faiblesse réelle, soit aban-
don, elle laissa tomber sa tête sur mon épaule, et je sen-
tis son haleine brûlante sur ma joue, et je posai mes
lèvres sur les siennes.
Mais alors elle s'élança de mes bras, en disant :
— Au nom du ciel laissez-moi, laissez-moi.
Celte fois c'était trop, je n'avais jamais rêvé ce que
tout le parfum de celte femme me prometlait, et je courus
après, elle:
— Ecoule, lui dis-je, tu ne sortiras pas d'ici. — A
quoi bon, fît-elle, vous avez une maîtresse que vous
aimez, qui vous aime.
Et elle passasses mains sur son front comme si sa rai-
son eût été près de lui échapper et qu'elle eût voulu la
ressaisir.
— Je la quitterai, je quitterai tout pour toi, mais au
nom du ciel, ne t'en va pas ce soir. — J'étouffe, mur-
mura-t-elle.
J'entr'ouvris la fenêtre et je revins à elle.
Je défis les boulons de sa robe de chambre.
Elle ne bougea point.
Je lui ôlai sa robe tout à fait; elle ne dit rien.
x\lors, je la pris dans mes bras, et je sentis ce corps tel
que je l'avais deviné, frémir contre moi.
J'alla à ma porte et je fermai les verrous.
— Ah! me dis-je, monsieur Frédéric, vous avez ri
quand je suis tombé dans l'escalier, je vais bien rire de-
main quand vous le monterez.
Quand je revins dans ma chambre, Augusline s'était
jetée sur mon lit, et sa têledisparaissaildans les oreillers.
Quand le lendemain, le soleil pénétra chez elle, il
n'éclaira qu'un lit vide.
84 —
E.'e9prlt dans le cœur.
Tout ce que je puis ajouter, c'est qu'une nuit encore
comme celle que je venais de passer, et je fusse devenu
fou de celte femme, et je l'eusse suivie comme un chien
suit son maître.
Aussi, quand à son réveil, elle me vit la contemplant,
elle se pencha à mon col avec la nonchalance de la force
abattue, du désir calmé, de l'ivresse éteinte, et y resta
longtemps suspendue.
— Je t'aime, lui dis-je alors. — Et moi aussi, mur-
mura-t-elle avec l'accent de la force qui revient. — Et
nous vivrons toujours ensemble. — Non, non, me dit-elle,
il faut même que vous oubliiez cette nuit, comme si elle
n'avait jamais existé. — Que dis-tu? — .Je dis, mon Em-
manuel, que depuis la nuit qui a précédé ton départ, et
depuis le moment où j'ai senti tes lèvres sur les miennes,
j'ai le cœur qui me brûle quand je pense à toi, et que
quand tu es revenu avec cette femme, j'ai été comme ja-
louse. Tu le sais, je suis franche: ton dédain, ton oubli
n'ont fait qu'augmenter, non pas mon amour, car ce n'est
pas là de l'amour, mais ma folie. Il fallait enfin que je
passasse une nuit avec toi, car je te désirais avec tous
mes sens, mais je ne serais pas sûre de t'aimer avec tout
mon cœur.
Et puis, ajouta-t-elle en sautant à bas du lit, il y a trois
mois, tu n'avais pas de maîtresse, et je ne trompais per-
sonne, aujourd'hui tu en as une, et je trompe quelqu'un.
Et la folle enfant me laissant à moitié fou sur mon lit,
se rhabilla à la hâte.
Au moment de sortir de chez moi, elle me dit :
— Tu ne parleras jamais do cela à personne, lu me
— 85 —
le jures. — Je te le jure. — Un jour je le dégagerai de
ton serment, car notre histoire est bizarre et tu éprouve-
ras le besoin de la raconter. — Mais, lui dis-je à mon
tour, promets-moi de me répondre franchement. — Parle.
— Combien as-tu eu d'amants dans ta vie? — Frédéric et
toi. — Pas d'autre? — Sur Dieu! — Et tu veux que cela
linisse ainsi entre nous. — Je le veux. Mais dis-moi de
nouveau que tu aurais quitté Antonia pour moi. — J'y
suis prêt encore. — Merci, me dit-elle, je t'aime.
Elle m'embrassa et disparut.
— Et depuis? demandai-je à Emmanuel. — Depuis, me
répondit-il, cela va te paraître étrange, je ne l'ai jamais
revue que dans l'escalier, mais toujours elle me regardait
à me faire damner, puis je fai retrouvée l'autre nuit au
bal de l'Opéra, où elle m'avait dit de venir. — Pourquoi?
— Pour me délier de mon serment à partir de dimanche.
Frédéric l'épouse samedi. - Il l'épouse! m'écriai-je. Que
penses-tu de cela? — Je pense quil est bien heureu?i! me
dit Emmanuel.
Ce que c^étalt que l'amour de mademoiselle
i&ntouia.
J'avais mes trois histoires, mais comme vous avez pu le
voir, deux seulement m'étaient connues dans tous leurs
détails et la liaison d'Emmanuel et d'Antonia n'était qu'in-
diquée dans le récit du héros de ces aventures.
A peine avait -il dit le dernier mot qu'on a lu qu'il
s'était enfui, comme pour échapper aux nouvelles questions
que je pouvais lui faire. Le silence qu'il avait presque af-
fecté de garder à l'endroit d'Antonia, me parut cacher
quelques mystères delà vie intime qu'il devait être curieux
de connaître, et puisqu'il ne me les contait pas, je me
— 86 —
promis bien de les découvrir et d'aller chercher le monstre
jusque dans son antre.
Je connaissais l'adresse d'Emmanuel, qui, depuis qu'il
vivait avec une danseuse en renom, s était cru forcé de
quitter son modeste appartement de la rue Neuve des Ma-
lhurins,etde le remplacer par un fastueux entre-sol de la
rue Taitbout.
Quelques jours après cette seconde rencontre, je me
rendis chez Emmanuel.
— Qui demandez-vous? médit la portière. — M.Em-
manuel de... — Il n'y est pas. — Son domestique est-il
chez lui? — Non, monsieur. — A quelle heure trouve-t-
on Emmanuel? — C'est bien rare qu'il soit ici. — Et son
domestique? — Il n'y est presque jamais.
Je regardai la portière, je la croyais folle.
— Pardon, madame, lui dis-je, mais Emmanuel de...
est bien locataire de celle maison? — Oui, monsieur, il y
demeure, mais il n'y reste pas. — Alors, madame, veuil-
lez me dire, répliquai-je avec une exagération de politesse
qui dut donner à la portière une bonne opinion de mon
respect pour la classe dont elle faisait partie, veuillez me
dire quelle est la maison où Emmanuel ne demeure pas,
mais où il reste. — Je n'en sais rien, monsieur, il n'y a
que son domestique qui puisse vous le dire.
Cela tournait un peu trop à la plaisanterie.
— Mais, m'écriai-je, puisque le domestique n'est pres-
que jamais ici, comment voulez-vous que je le trouve? —
Si monsieur veut me dire son nom et son adresse, je dirai
à Alphonse d'aller voir monsieur. — Le domestique d'Em-
manuel s'appelle Alphonse? — Oui, monsieur.
Je donnai mon nom et mon adresse, et j'ajoutai :
— Priez M. Alphonse, si cela ne le dérange pas trop,
toutefois, de venir me dire où je pourrai trouver Emma-
nuel, car j'ai quelque chose d'important à lui communiquer.
— Je n'y manquerai pas, fit la portière.
Je rentrai chez moi.
Huit jours s'écoulèrent sans que M. Alphonse parût.
— 87 —
Je retournai rue Taitboul.
— M. Alphonse va-t-il bien? demandai-je à la portière.
— Oui, monsieur, Irès-bien, répondit celle-ci qui ne me
reconnut pas tout de suite. — Est-il ici? — INon, mon-
sieur. — Ah çà, il n'y est donc jamais? — 11 y est bien
rarement. — Et Emmanuel? — Il y a quinze jours que
nous ne l'avons vu. Ahî mais, vous êtes le monsieur qui
est venu il y a huit jours? — Oui, et à qui vous aviez pro-
mis d'envoyer M. Alphonse. ■— Il n'est pas allé chez vous?
— Je ne l'ai pas vu. — Il me l'avait bien dit! — Qu'il
ne viendrait pas? — Oui. — Et pourquoi donc? — Il
prétend qu'il n'a pas le temps de se déranger pour tous les
amis de M. Emmanuel. — Savez-vous qu'il est assez im-
pertinent, M. Alphonse. — Ahî il est comme cela. —
Ainsi, il n'y a pas moyen de voir M. Emmanuel, ni 31. Al-
pJîonse, ni de savoir où les trouver l'un ou l'autre? — Si
vous voulez me promettre de ne pas dire que c'est moi
qui vous ai dit où il est, je vous dirai où vous pourrez
trouver M. Alphonse. — Soyez tranquille. — Vous me
le promettez? — Je vous le promets. Vous avez donc bien
grand'peur de lui? — Ah! Monsieur, tout le monde
tremble devant lui, dans la maison. — Je suis d'autant
plus curieux de le connaître. Voyons, où est-il? — Il est
chez le marchand de vin à gauche, au bout de la rue. —
Merci, j'y vais.
La portière poussa une exclamation d'étonnement.
Je me rendis chez le marchand de vin, que je trouvai
assis à son comptoir.
— M. Alphonse est-il ici? lui demandai-je. — Il est
dans l'arrière-boutique , il déjeune, me répondit cet
homme. — Voudriez-vous lui dire qu'il y a ici quelqu'un
qui désire lui parler. — Alphonse, cria le marchand de
vin en ouvrant la porte de son arrière-boutique, dont il
avait fait une espèce de cabinet particulier. — Quoi? ré-
pondit une voix éraillée, au milieu des voix avinées de
plusieurs hommes. — Il y a là un monsieur qui te de-
mande. — Eh bien! qu'il entre. — Voulez-vous entrer,
monsieur, me dit le marchand de vin.
— SS-
II fallait bien en passer par là. D'ailleurs, cette étude
de domestique m'amusait assez.
J'entrai.
— M. Alphonse, le domestique de M. Emmanuel de...
dis-je en entrant.
Cette dénomination fit rougir un grand gaillard qui
porta la main à sa casquette, plutôt par habitude que par
politesse, et qui me dit :
— C'est moi, monsieur. — Pouvez-vous me dire où je
trouverai votre maître? lui dis-je. — Mon maître, répon-
dit M. Alphonse, en rougissant de nouveau, il est chez
sa petite.
Ce fut moi, à mon tour, qui rougis de la façon dont ce
laquais parlait d'Emmanuel.
Les camarades de M.Alphonse se mirent à rire de l'in-
tonation qu'il avait donnée à sa facétie.
— Qui appelez-vous sa petite? dis-je avec un sang-
Iroid invulnérable; est-ce une domestique?
Et je regardai M. Alphonse, de façon à lui faire conir'
prendre que je ne souffrirais pas une seconde imperti-
nence. Je crois que ces sortes d'imbéciles, subissent,
malgré eux, l'ascendant moral; car celui-ci, qui était de
taille à en manger quatre comme moi, cessa ce ton badin,
et ôtant sa casquette, me dit : — Monsieur Emmandel
de... est chez mademoiselle Antonia,ruede Provence, 19.
Je portai la main a mon chapeau, et je sortis.
Je me rendis immédiatement rue de Provence, 19.
Je montai à l'étage que m'indiqua le portier, au troi-
sième, et je sonnai à une porte de velours vert, entourée
de clous dorés et ornée d'un bouton de cristal.
— M. Emmanuel de... dis-je à la femme de chambre,
qui vint m'ouvrir, est-il ici? — Non, monsieur, répondit
cette fille, avec une certaine hésitation. — Mademoiselle
Antonia y est-elle? — Non plus. — Ayez la bonté de re-
mettre cette carte à Emmanuel, quand il rentrera. — Oui,
monsieur.
La femme de chambre referma la porte. Je descendis
— 89 —
lentement tant j'étais convaincu que l'absence d'Emmanuel
n'était qu'une consigne, et qu'il allait me faire rappeler
dès qu'on lui aurait remis ma carte.
Je n'avais pas descendu vingt marches, que j'entendis
sa voix.
— Remonte donc, me criait-il, par-dessus l'escalier, j'y
suis toujours pour toi.
Je remontai.
— C'est bien aimable de venir me voir, me dit-il, en
me tendant la main. — J'ai eu assez de peine à trouver
cette atli-esse. — Tu n'avais qu'à la demander chez moi.
— C'est ce que j'ai fait.
Tout en causant, Emmanuel m'avait emmené dans un
boudoir tendre de brocatelle jaune, et m'avait fait asseoir
auprès du feu.
— Eh bienî reprit-il, on t'a dit tout de suite où tu
pouvais me trouver. — Il n'y a que ton domestique qui
sache cela. — Alphonse. — Justement. Il est très-inso-
lent, M. Alphonse.
Emmanuel passa la main sur son front; avec un geste
d'impatience, et il ajouta :
— Enfin, il t'a donné l'adresse d'Antonia. — Oui. —
C'est tout ce qu'il faut.
Comme il paraissait être désagréable à Emmanuel qu'on
lui parlât de son domestique, je ne lui en ouvris plus la
bouche.
— Sais-tu que tu es fort bien ici, lui dis-je pour chan-
ger la conversation. — Oui, tout à l'heure je le montre-
rai le reste, quand Antonia s'en ira à sa répétition.
En ce moment, la femme de chambre ouvrit la porte
du boudoir.
— Monsieur, dit-elle à Emmanuel, madame vous de-
mande. — Attends-moi un instant, me dit Emmanuel, et
il sortit.
J'attendis tout en regardant les mille inutilités qui
composent le boudoir des femmes en général, et des dan-
seuses en particulier.
— 90 — .
Au boni de dix minutes environ, j'entendis les portes
du carré de la salle à manger et du salon qui se refer-
maient bruyamment, et Emmanuel reparut, l'air irrité ou
plutôt malheureux.
— Je te gêne, peut-être, lui dis-je, dis-le-moi, je m'en
irai. — Au contraire, reste, me dit-il, et le plus long-
temps que tu pourras.
Il s'assit en poussant un soupir et prenant les pincettes,
il se mit à tisonner, comme un homme préoccupé et qui
ne sait que faire.
— Antonia est partie? lui demandai-je. — Elle vient de
sortir. — Répète-t-elleun ballet nouveau? — Je crois qu'oui.
— Cela paraît ne pas l'inquiéter beaucoup. — En effet,
cela m'est assez indifférent.
On sonna.
— Tais-toi, me dit tout bas Emmanuel. — Tu ne
veux pas recevoir? — Non.
Cinq minutes après, la femme de chambre parut.
— C'est la modiste de madame, dit-elle à Emmanuel.
— Eh bien! vous lui avez dit que madame est sortie. —
Oui, monsieur, elle a dit qu'elle reviendrait ce soir.
Nouveau soupir d'Emmanuel.
La femme de chambre nous laissa.
— Si nous visitions l'appartement, dis-je alors. —
Viens.
Emmanuel se leva, je le suivis.
Il avait l'air aussi ennuyé que cela est possible.
Nous entrâmes dans le salon, blanc, cerise et or.
— C'est toi qui as donné ce salon à Antonia? lui dis-je.
— Oui, c'est moi qui lui ai donné tout ce qu'il y a ici.
Trouves-tu ce salon beau? — Superbe. — Voici sa
chambre, dit Emmanuel en ouvrant une porte, et nous
nous trouvâmes dans une chambre tendue de damas bleu,
dont le litet les meubles étaient on bois de rose, et dont les
rideaux étaient faits en guipure de Venise, la plus cbère
de toutes les guipures. — Diable! dis-je, tu fais on ne
peut mieux les choses. — N'est-ce pas que celte chambre
— t)l —
est jolie? fil Emmanuel, comme si ma réponse aflîrmalive
eût dû le consoler quelque peu de l'ennui qu'il avait. —
Elle est ravissante! — Tu as vu la salle à manger? — En
tapisserie, et en chêne sculpté. — Oui. — Elle est très-
belle. — Voilà tout, mon cher. — C'est bien assez. Et
lu en as ici, pour... — En tout? — Oui, en tout. —
J'en ai pour cinquante-sept mille francs. — Et tout cela
est payé? — Hélas! non.
On sonna de nouveau. Nous entendîmes la femme de
chambre causer quelques instants avec le visiteur, puis
la porte se referma.
— C'est le loueur de voilures, dit celte fille en ouvrant
la porte du salon. — Vous lui avez dit que je n'y étais
pas? — Oui, monsieur. — Qu'est-ce qu'il a dit? — Qu'il
reviendrait demain.
Nous retournâmes dans le boudoir.
Je me rassis. J'aurais voulu savoir la cause de ce
profond ennui dans lequel Emmanuel paraissait plongé.
Je la devinais peut-être bien un peu, mais j'eusse voulu
l'apprendre de lui-même. Je repris.
— Tu ne vas jamais rue Taitbout? — Jamais. —
— Pourquoi? — Qu"irais-je y faire? — Tu as tort de
garder un domestique. Cet Alphonse passe sa vie chez
le marchand de vin, et c'est ton vin qu'il y boit. —
Je le sais bien. — Pourquoi ne le renvoies-tu pas? —
ïlst-ce que je le peux? — Tu lui dois de l'argent? — Oui.
— Beaucoup? — Beaucoup. — • Combien? — Qualre
mille franco. — Comment se fait-il que tu doives quatre
mille francs à ton domestique? — II m'en a prèle trois
mille. — Tu as emprunté de l'argent à cet homme? — II
le fallait bien, et lu comprends maintenant pourquoi je
n'ose rien lui dire. Sans lui, j'allais à Clichy.
C'était juste. Je baissai la tête.
— Anlonia sait tout cela? rcpris-je. — Oui. — Que te
dit-elle? — Elle me fait des scènes. — Pour... — Pour
avoir de l'argenl, pardieu! — Et lu n'en as pas? — Il n'y
a pas vingt francs ici. — El ta mère? — Ma mère? je
— 92 —
suis brouillé avec elle. — Il faut rompre avec celte vie-là,
mon cher. — Trouve le moyen. Ma mère ne veut pas me
donner un sou, je n'en trouve plus à emprunter, je n'en
ai pas et j'ai trente mille francs de dettes.
Comme il disait cela, on sonna encore.
Cette fois, le visiteur ne se laissa pas congédier comme
les deux précédents, et je l'entendis même crier : Je sais
que votre maître est ici, je ne m'en irai pas sans lui avoir
parlé.
— Celui-là, c'est le bijoutier, fit Emmanuel avec un
nouveau soupir.
Il m.e faisait pitié.
La femme de chambre ouvrit une troisième fois la porte.
— C'est le bijoutier, dit-elle tout bas. — Je le sais
bien. — Il ne veut pas s'en aller. — C'est bon. Allez.
Emmanuel fourra ses mains dans ses poches et se
promena de long en large comme un homme qui devient
fou.
Je compris le suicide pour dettes, ^
— Veux-tu que j'aille parler à cet homme? lui dis-je.
— C'est cela, vas-y, me dit Emmanuel sautant avec joie
sur ce moyen. — Que lui dirai-je? — Tout ce que lu
voudras, pourvu qu'il s'en aille et que je ne le voie pas.
Voilà cinquante fois que je le fais venir.
Je sortis du boudoir.
Je trouvai le bijoutier assis dans la salle à manger.
J'allai à lui; j'étais assez embarrassé. Il se leva.
~ Monsieur, lui dis-je, Emmanuel ne peut vous rece-
voir en ce moment. — Mais , monsieur, fit cet honnête
commerçant qui avait évidemment vendu à Emmanuel
cinquante pour cent trop cher et qui était aussi exigeant
que s'il avait vendu au prix de fabrique, il faut pourtant
que cela finisse; monsieur de... me doit six mille francs,
depuis un an, et je n'ai pas encore reçu un sou. Je ne
m'en vais pas sans qu'il m'ait donné au moins un à-
comple, quand ce ne serait que cent francs.
Je savais qu'il n'y avait pas vingt francs dans la mai-
— 95 —
son, et je n'ai pas besoin de dire que je n'avais pas les
cent francs.
— Emmanuel est malade, il n'a pas cette somme ici,
dis-je au bijoutier d'un ton presque suppliant: s'il Favait,
il vous la donnerait tout de suite. On est en train d'ar-
ranger ses affaires, patientez un peu, cela ne tardera pas.
Je prends rengagement qu'il vous enverra un ù-compte
avant huit jours.
Le créancier s'ébranlait. Je portai le dernier coup.
— Il faut avoir un peu d'Indulgence pour les jeunes
gens, conlinuai-je, ils achètent sans marchander, et sans
trop savoir ce qu'ils font.C"esl à vous autres, messieurs
les marchands, d'être plus raisonnables qu'eux. Je par-
lerai dès ce-Soir de votie créance à la uière d'Emmanuel,
et je vous assume que vous aurez bientôt une bonne ré-
ponse. — Ce qui m'irrite, ce n'est pas tant qu'on me
doive que de voir qu'on ne me reçoit jamais. Si je voyais
M. de***, je patienterais; mais je suis humilié de trouver
toujours des domestiques qui me répondent : monsieur
n'y est pas, ou : il vient de sortir, ou : il est à la cam-
pagne, quand je sais pertinemment qu'il est dans sa
chambre. — Vous avez raison; cela est m.al et jen ferai
des reproches à Emmanuel. — Je compte sur vous .mon-
sieur.— Soyez tranquille. — Avant huit jours? — Avant
huit jours. — J'ai l'honneur de vous saluer.
Le bijoutier sortit.
— Eh bien? me dit Emmanuel en me voyant entrer.
— II s'en va, lui dis-je. — Combien je te remercie! fît-il
en me tendant la main. — Ohî je sais ce (jue c'est. —
lui as-tu dit? — Je lui ai promis un à-compte; tâche de
lui en donner un. — Est-ce que tu crois que si je le pou-
vais je ne les payerais pas tous, quand j»? devrais vivre de
pain et d'eau pendant un an. — Mais, tu avais des ren-
tes? — Deux maisons. — Emprunte dessus. — Est-ce
que ce n'est pas déjà fait, et ma mère m'a fait dire, car je
ne la vois plus, qu'elle me ferait interdire si je formais
un nouvel emprunt. — Comment peux-tu vivre dans Ci's
LA VTE A VINGT VNS. 1
— U —
lourmenls-là? — Ah! je n'en sais rien. — Tu aimes donc
bien Antonia? — Je ne l'ai jamais aimée : voilà ce qu'il y
a d'affreux! Tu sais pourquoi je l'ai ramenée, pour faire
enrager Henriette, vengeance dont je suis bien puni au-
jourd'hui. J'ai dépensé de l'argent avec Antonia pour
avoir l'air d'en être amoureux, et j'en suis arrivé où j'en
suis- — Tu ne me disais pas cela à l'Opéra. — El je ne
te l'aurais jamais dit, si tu ne l'avais vu par toi-même.
Je rougis de la vie que je mène. — Il faut en sortir. —
Comment! Je t'ai déjà dit que c'est impossible. — Rai-
sonnons, cependant. — Cela ne servira à rien. — Tu es
au bout de tes ressources? — Oui. — Tu n'as pas vingt
francs chez toi, m'as-tu dit. — C'est vrai. — Prenons
les choses au pire. Demain, tu n'auras plus un sou. —
C'est encore vrai. — Comment feras-tu? Tu mourras donc
de faim? — Non, parce que je trouverai à emprunter cent
francs, deux cents francs, cinquante francs, â mes amis,
à mon tailleur, à mon bottier, que sais-je, moi? et la mai-
son ira encore. Je louerai une loge, je mènerai Antonia
au spectacle et j'aurai la paix pendant quatre ou cinq
jours. C'est beaucoup, va, quatre ou cinq jours de tran-
quillité. Voilà comme je vis depuis trois mois, et la preuve
qu'on s'habitue à tout, même à cette vie honteuse, c'est
que je la subis aujourd'hui, et que si, il y a deux ans, on
m'eût annoncé qu'un jour je vivrais ainsi, je crois que
j'eusse préféré me brûler la cervelle tout de suite. On ne
sait pas ce qu'une femme sans cœur peut faire d'un homme
sans énergie. C'est affreux à dire, mais un an encore de
celte existence problématique, et je crois que j'en arrive-
rais â admettre, sans exception, tous les moyens de me
procurer de l'argent. — Si Antonia t'aimait un peu, dis-
je, ne voulant pas répondre à cette dernière phrase, elle
réduirait ses dépenses. — M'aimàl-elle comme Juliette
aimait Roméo,ellene pourrait pas arriver à ceque lu dis là.
—Pourquoi?— Qu'appelles-tu réduire les dépenses?— Com-
bien avez-vousde domestiques? — Quatre. Une femme de
chambre qui habille Antonia au théâtre, une cuisieière. un
— 95 —
groom et un valet de chambre, sans compter Alphonse. —
Tu pourrais en supprimer deux. — Lesquels? — Le groom
et le valet de chambre. — Je dois cinq cents francs à l'un et
quinze cents francs à l'autre. Avec quoi les payerais-je?
Je suis condamné au luxe, mon cher. — Tuas une voiture?
— Que je loue six cents francs par mois. — Congédie-la.
— Je dois dix-huit cents francs au loueur qui vient de
venir tout à l'heure. Si je ne garde pas la voiture, il ne
sortira plus d"ici. — Pour combien as-tu de loyer? —
— Pour trois raille francs. — Déménage et qu'Antonia
se contente d'un appartement de mille francs. — On doit
six mois de loyer et il y a un bail de trois ans. — Ton
appartement de la rue Taitbout ne te sert à rien? — Qu'à
loger M. Alphonse. — As-tu un bail, là? — Non. —
Dois-tu au propriétaire? — Non. — Quitte ce logement
et vends les meubles. — Les meubles sont saisis par
mes créanciers. — Laisse-les vendre. — Il le faudra
bien. Je retarde autant que possible ce moment inévita-
ble en piiyanl des frais et donnant des à-compte que je
prends je ne sais où; mais un jour je ne le pourrai plus.
— As-tu la ferme intention de rompre avec Aiitonia? —
Oui. — De partir même, s'il le faut? — Oui. — Eh bien!
va trouver ta mère et dis-lui de faire encore un sacrifice
d'une dizaine de mille francs. Tu n'as pas besoin de plus
que cela pour sortir momentanément d'embarras. — Elle
me refusera. — Non. — Voilà trois fois que j'empioie ce
moyen pour avoir de l'argent. — Cependant il faut que tu
te relires de là. — Je n'en sais plus rien. — Tu n'as pas
envie de te jeter à l'eau? — Je n'en répondrais pas.
— Veux -tu que je fasse entendre raison à Anto-
nia? — Je t'en délie bien. — Veux-tu que j'essaye au
moins? — Que lui diras-tu? — Que t'importe, pourvu
que je t'en débarrasse. Veux-tu que je vienne la voir de-
main matin? — Viens plutôt ce soir. Je sortirai: elle sera
seule. — Ne peux-tu aussi bien sortir demain matin? —
Non. — Pourquoi? Tu ne l'amuses pas beaucoup ici. —
C'est vrai : mais je ne peux pas sortir avant que le soleil
soit couché. — Tu es poursuivi? — J'ai le plaisir, quand
j'enlr'ouvre les rideaux de ma fenêtre, de voir des gardes
du commerce qui m'attendent.-:— Ils ne sont jamais venus
ici? — Si fait; mais je me suis sauvé par l'escalier de
service, et comme le bail est au nom d'Antonia et qu'elle
a déclaré qu'elle ne me connaissait pas, ils n'osent plus
remonter. — Tu dois regretter le temps d'Henriette? —
Oui, je le regrette, je te le jure, et il y a des jours, c'est-à-
dire des soirs, où je vais me promener sous ses fenêtres
pour me refaire un peu d'espérance avec mes souvenirs.
Ah! j'oubliais de le dire, Antonia a une mère; et quelle
mère, mon pauvre ami!
Ce que le luonde appelle t Un lioinine qui S'amuse.
Il y a des choses que le monde ne sait pas, continua
Emmanuel, qu'il ne peut pas savoir, c'est que lorsqu'on a eu
le malheur d'entrer par goût ou par laisser-aller, comme
cela arrive le plus souvent, dans la vie que je mène main-
tenant, il arrive un moment où les petits obstacles que je
te signalais tout à l'heure se rapprochent tellement les uns
des autres, se soudent si fortement entre eux et forment
un cercle si restreint qu'on n'a plus assez de place pour
prendre son élan et les franchir.
Nous ne sommes plus au temps où Abraham renvoyait
Agar en lui donnant tout bonnement une cruche d'eau et
une mesure de blé. Aujourd'hui quand un jeune homme a
vécu avec une actrice, quand il s'est ruiné pour elle, quand
il l'a prise à un cinquième étage et que, comme moi, il lui
a meublé un appartement da'is le goût de celui-ci, quand
il a abruti sa jeunesse et sali son nom avec elle, quand il
a usé jusqu'à ses dernières ressources pour satisfaire ses
caprices, quand il a mis sa liberté, son bo8heur> sa for-
lune sous la dépendance d'une créaîure vaniteuse et cor-
— y/ —
rompue, quand il s'est brouillé avec sa famille et avec
toutes les affections de son enfance, quand pour la cou-
vrir de bijoux comme une madone espagnole il s'est cou-
vert de dettes, lu crois peut-être que le jour où il lui est
prouvé qu'il n'a plus rien à lui donner, tu crois peut-être
qu'il peut la quitter et lui dire au moins : nous sommes
quittes !
Tu te trompes, mon cher. Elle sera le plus acharné de
ses créanciers, le plus terrible de ses ennemis. Sans l'ai-
mer, elle se fera une armede son amour; elle le poursuivra
de scandales et de menaces, elle inventera des atrocités sur
son compte, elle sèmera autour de lui assez de calomnies
pour attaquer son honneur, assez de mensonges pour
mettre en jeu sa vie. Il aura des procès et des duels pour
cette liaison, et il ne pourra jam.als essuyer complètement
la boue dans laquelle il sera tombé. Elle trouvera le moyen
de faire croire que ce malheureux a vécu à ses dépens.
Elle aura toujours eu dans son intérêt quelque femme,
dépendante d'elle, qui accréditera ces bruits, et elle aura
autour délie des imbéciles amoureux qui les répandront.
Elle le déshonorera, si elle peut, à l'aide des choses mêmes
qu'il aura faites pour elle. Ce sera sous le masque de tous
les grands et beaux sentiments que, comme un bravo, elle
le frappera dans tous les coins. Elle se posera en femme
jalouse qui ne peut se faire à l'idée que son amant aime
une autre femme, ou bien elle dira : Pour lui j'avais tout
sacrifié : mes habitudes, mes amis, ma fortune même, car
vingt fois, s'il n'avait été mon amant, j'eusse trouvé une
position plus belle que celle qu'il me faisait, mais, que
voulez-vous, je l'aimais; et elle trouve des gens qui la
croient et qui la plaignent, et quand on passe dans la rue
on est montré au doigt.
Or, sais-tu quels sacrifices elle a faits à l'homme qui
vivait avec elle? Je vais te les dire.
Dans la crainte qu'il ne l'apprît et n'eut alors le droit de
la quitter, elle a refusé, ou du moins elle dit qi]'elle a
refuifi les propositions des entremetteuses qui venaient
— 98 --
lui demander de l'amour au rabais pour des étrangers
qui passaient à Paris, une somme de trois ou quatre mille
francs par an, tout au plus; c'est-à-dire qu'elle a sacri-
fié, en supposant que ce qu'elle dit soit vrai, trois billet»
de mille francs à la certitude d'en avoir trente ou quarante.
Pendant ce temps son amant a vécu dans la plus honteuse
servitude. On lui a rendu plus fidèlement compte des
moindres actions de sa vie qu'on ne l'a jamais fait à son
père ou à sa mère. On a vu tous ses bons sentiments, tous
ses élans jeunes et enthousiastes s'en aller les uns après
les autres, car on n'avait même pas l'excuse de l'amour.
On a pris celte femme par plaisir et on l'a gardée par
amour-propre. On l'a gardée non pas pour l'avoir, mais
pour que d'autres ne l'aient pas; car on est convaincu
qu'elle vous est fidèle, et le lendemain du jour où l'on est
parvenu à la quitter, on apprend que, de votre temps,
elle a été la maîtresse de vos amis les plus intimes et des
plus ignobles cabotins. On apprend qu'on était trompé
par tout le monde, que les domestiques qui vous devaient
leur pain étaient ses complices, moyennaîU quelques pièces
do cent sous; qu'à peine était-on sorti, la femme de cham-
bre ouvrait la porte à un autre homme qui attendait votre
départ pour entrer, qu'il se faisait même sous vos yeux
un commerce de lettres et de rendez-vous que vous ne
soupçonniez pas, que les billets de répétitions étaient
faux, que les migraines étaient des moyens de vous éloi-
gner et qu'enfin vous vous êtes ruiné et compromis pour
une femme dont pendant que vous l'aviez, dix ou douze
individus avaient le droit de dire qu'ils étaient les amants.
Mais le jour où l'on apprend cela, on est si fier d'avoir
rompu, l'air que l'on respire librement semble si bon,
qu'on n'a plus la force d'en vouloir à la femme et qu'on se
trouve bien heureux quoi que cela vous coûte, d'en être
quitte à si bon marché.
Puis il arrive un moment où, quand on se rappelle tous
les détails de ce temps, on se demande comment on a pu
le passer, et où l'on se prend en mépris à l'idée que l'on a
— 99 —
donné ses belles années et le plus pur de son cœur à celle
lâche corruption.
Et, ce qu'il y a d'affreux à dire, continua Emmanuel,
c'est que rien de ce que la femme vous fait n'est prémé-
dité. Elle n'a pas l'intention de vous ruiner, elle n'a pas
l'intention de yous compromettre, elle n'a pas l'intention
de vous tromper. Tout cela arrive en raison des besoins,
des craintes, des ennuis de la vie qu'elle partage; elle
obéit aux conseils des sales créatures qui composent son
entourage et dont on'essaye en vain de l'isoler, car, il y a
toujours un moment où, comme un sot, on la prend au
sérieux, où l'on croit qu'elle vous aime et que l'amour
qu'on lui inspire va la purifier. Or, elle ne sait qu'une
chose, c'est qu'elle a un amant qui a eu la bêtise de pren-
dre la responsabilité de sa vie et qu'il faut qu'elle le garde.
Elle emploie donc pour cela tous les moyens qui sont à sa
portée; de là les scènes, les menaces, les scandales et les
embarras de toutes sortes,
Si elle voulait se faire épouser par cet amant, elle y
arriverait évidemment, s'il n'avait plus que ce moyen d'a-
voir la paix, il finirait par l'employer.
En attendant elle dit partout que ce mariage est une
chose conclue, et elle vous fait la réputation d'un idiot
qui va prostituer à une fille de sa sorte le nom honorable
qu'il a reçu de son père.
Voilà justement où j'en suis, fit Emmanuel en termi-
nant. Antonia va disant partout que je vais l'épouser, je
la laisse dire, pour éviter des scènes.
Il y a des jours où, comme aujourd'hui, je n'ai pas
vingt francs et où je ne sais plus comment me procurer
de l'argent. Une marchande dérobes ou de dentelles vient,
et Antonia achète ou commande pour quinze ou dix-huit
cents francs avec la même indifférence que si elle n'avait
qu'à ouvrir son tiroir pour payer.
Et si je la quitte, sans payer cette dette et tant d'autres
contractées de la même façon, je passerai pour un mal-
honnête homme aux yeux de tous ses marchands qui m
— iOO —
lui ventlent que parce qu'ils savent que je suis là et que je
réponds de ce qu'elle achète.
Emmanuel se lut et laissa tomber sa tête dans ses
mains avec un découragement qui me fît peine.
Je m'apprêtai à lui répondre.
— Oh! je sais bien ce que tu vas me dire, reprit-il,
tu vas me dire qu'il faudra bien que tout cela finisse un
jour, et lu vas recommencer à m^ donner des conseils.
Donne-m'en tant que lu voudras, je le préviens seule-
ment qu'ils seront inutiles. — Tu te trompes, lui dis-je,
ce n'est pas cela que je voulais le dire. — Parle alors. —
Me promets-tu que si tu avais l'argent pour payer ce que
tu dois et quitter honorablement Antonia, tu la quitte-
rais?— Oui. — Tu me le jures? — Je te le jure. — Je l'aurai
cet argent. — Comment? — Que t'imporle, pourvu que je
l'aie. — Mais sais-tu combien il me faut? — Il te faut trente
mille francs.— Au moins. — Tu les auras. — Aqui vas-tu les
demander? — Tu veux absolument le savoir? — Oui . — A ta
mère. — Elle te refusera. — Je suis sûr du contraire. —
Quand la verras-tu? — Aujourd'hui même. Cela vaut mieux
que de voir Anloniaet d'essayer de lui faire entendre raison.
Tu réuniras tes créanciers, tu leur donneras quinze mille
francs, lu leur demanderas du temps, un an par exemple
pour payer le reste. Tu laisseras Antonia sans une dette,
tu lui mettras cinq mille francs dans son tiroir, pour lui
donner le temps d'attendre ton successeur, ce qui ne sera
pas long, tu payeras M. Alphonse et tu le flanqueras à la
porte. Tu payeras la saisie de tes meubles, que tu vendras,
et avec ce qui te restera tu iras vivre pendant trois ou
quatre mois en Italie ou en Afrique, ceMe nouvelle Belgi-
que des jeunes gens ruinés, afin de ne pas avoir ici les
ennuis qui résultent toujours d'une séparation et que tu
connais si bien. Cela te convient-il? — Parfaitement.
— Tu approuves ma démarche? — Je ne crains qu'une
chose, c'est qu'elle ne réussisse pas. — Je le verrai de-
main, — Pourquoi pas ce soir? — Parce qu'il n'est pas
sûr que je tj'ouve ta mère chez elle. — D'ailleurs Antonia
— 101 —
serait ici et nous ne pourrions pas causer à noire aise.
— A demain donc, mais silence! — Sois tranquille. De-
main à deux heures je serai ici; tu m'attendras. — Avec
impatience. — Ta mère demeure toujours au même en-
droit?— Toujours. — Rue de Verneuil. — N°26.
Je pris congé d'Emmanuel et je me rendis rue de Ver-
neuil.
Madame de... n'était pas chez elle. Je revins le lende-
main à une heure.
On m'annonça.
Madame de... était une femme de quarante-cinq ans
environ, un peu grasse; ses cheveux déjà presque tout
blancs encadraient dans deux gros rouleaux sa figure
bienveillante et distinguée. Elle était coifTée d'un bonnet
à rubans de velours cerise, elle portait une robe vert
myrthe. Elle était assise au coin du feu et elle lisait.
Je n'avais pas l'honneur d'èlre connu d'elle et je m'em-
pressai de lui dire pour excuser ma visite :
— Madame, je suis un ami d'Emmanuel. — Lui serait-il
arrivé quelque chose? me dit-elle avec un intérêt qui me
sembla d'un bon augure, et en déposant son livre sur la
cheminée. — Non, madame, heureusement, m'empressai-je
de lui répondre.
Le visage de la mère d'Emmanuel se rembrunit un
peu.
— Alors à quoi dois-je votre visite, monsieur? me dit-
elle d'un ton qui me découragea un peu.
J'abordai nettement la question.
— Madame, dis-je, Emmanuel est très-malheureux. —
Par sa faute, monsieur. — Cela est vrai, mais pour
quelque cause que ce soit, il l'est. — Eh bien, monsieur,
que voulez-vous que j'y fasse? — Je veux, madame, ou
plutôt je désire, je souhaite que vous le liriez une dernière
fois d'embarras. — C'est impossible, monsieur; Emmanuel a
quinze mille livres de rente à lui, il a emprunté de telle
façon et ù un taux si élevé que les intérêts qu'il paye ab-
sorbent ses revenus, et que la somme empruntée attaque
— J02 —
déjà son capital. Trois fois il a eu recours à moi, trois
fois je l'ai aidé, comptant toujours qu'il tiendrait la parole
qu'il m'avait donnée de changer de manière de vivre, car
la vie qu'il mène est dégradante, trois fois il a menti à
sa parole. Ces sortes de choses sont peut-être très-drôles
dans les comédies. Tromper sa mère au profit d'une fille
d'Opéra, la forcer à des économies auxquelles elle n'est
pas habituée pour satisfaire les caprices d'une danseuse,
tout cela est peut-être chose reçue et acceptée dans le
monde où Emmanuel vit maintenant, mais c'est une ha-
bitude dont je neveux être ni la dupe ni la victime. J'ai
trente mille livres de rente, je n'ai que lui d'enfant :
qu'il attende ma mort et qu'il emprunte dessus, si bon lui
semble. Quant à moi, je suis résolue à ne rien changer
à ma vie pour Emmanuel, puisqu'il est résolu ù ne rien
changer à la sienne pour moi. Qu'il fasse un pas hors de
celte existence, qu'il me prouve son repentir en quelque
chose, et nous verrons, mais jusque-là, je serai inflexi-
ble.
La mère d'Emmanuel se tut. Alors je me mis à lui dé-
tailler tous ces petits et terribles obstacles qui enchaînaient
Emmanuel à ces habitudes contractées et qui l'y retenaient
comme les petits fils des Lilliputiens retenaient sur le dos
le géant Gulliver, Je lui expliquai, non sans une certaine
difficulté, comment de la vie oisive à la vie débauchée, il
n'y avait eu qu'un pas pour son fils, je lui démontrai que
le malheur n'était pas irréparable, mais qu'il viendrait
peut-être un moment où il le serait. Je l'assurai que des
considérations seules de délicatesse faisaient qu'il n'aban-
donnait pas immédiatement Antonia, pour laquelle il
avait de la haine et même du mépris. Je lui fis un tableau
aussi pathétique que possible, des craintes perpétuelles
au milieu desquelles Emmanue' était forcé de vivre et qui
finissaient par ruiner outre sa fortune, son intelligence et
sa santé.
— Avouez, monsieur, me dit madame de... en m'in-
terrompanl et en essuyant ses larmes, qu'il est bien dou-
— 103 —
loureux pour le cœur d'une intire d'être séparée de son
fils par de telles raisons. Le père d'Emmanuel est mort.
Je suis seule, je n'ai pas de famille; je n'avais qu'un plai-
sir, qu'une distraction, qu'un bonheur, c'était mon fils.
Il m'a quittée pour s'en allervivre avec une danseuse. Si
je veux aller quelque part, il faut que j'aie recours au bras
d'un étranger. Si j'entre dans un théâtre, j'aperçois dans
une loge mademoiselle Antonia et mon fils qui se cache,
soit qu'il craigne que je ne le voie, soit qu'il craigne peut-
être d'être forcé de venir me saluer. Tous les gens que
je connais qui savent cela aussi bien que moi et ù qui
cette existence scandaleuse fait peine, ne cessent dem'ap-
porter leurs condoléances et de me plaindre, si bien que
pour m'épargner ces poignantes conversations, j'en suis
réduite à ne voir que les gens qui ont le bon esprit de ne
pas plus m'entretenir d'Emmanuel que s'il était mort,
c'est-à-dire à vivre presque seule. Vous parlez des cha-
grins d'Emmanuel! Que diriez-vous dés miens, monsieur,
si vous les connaissiez!
La pauvre dame pleurait en disant cela, et je compris
immcdiatemenl combien Emmanuel était coupable vis-à-
vis d'elle.
Elle reprit:
— Où faut-il que mon fils en soit arrivé pour mettre
la délicatesse h ne pas quitter une fille qui le ruine, lui
qui n'a pas compris que la première délicatesse à laquelle
un homme doive obéir, c'est celle qui consiste à ne pas
faire un avenir de douleurs à une mère qui vous a fait un
passé de joie et de plaisir. Ne sais'je pas aussi bien que
vous, monsieur, à quelles terribles conséquences les fo-
lies d'Emmanuel peuvent l'entraîner. Si je ne les connais
dans leurs détails, mon cœur les devine dans leurs ré-
sultats. Tous les jours je crains qu'on ne vienne m'annon-
cer qu'Emmanuel s'est battu, qu"il est blessé, mort peut-
être... ou quelque nouvelle plus terrible encore. Quand
je vous ai vu entrer tout à l'heure et que vous m'avez dit
être un ami d'Emmanuel, j'ai failli me trouver mal.
— 104 —
Quand je pense que le moindre des malheurs que j'aie ù
redouter, c'est que mon fils ne soil ruiné complétemenl!
Vous allez revoir Enmianuel, monsieur, vous lui direz ce
que vous avez vu, que je ne prononce pas son nom sans
pleurer et qu'il n'est guère possible que je sois plus mal-
heureuse que je ne le sjIs.
Reprendre, après cela, la demande que j'avais faite en
entrant, était chose assez difficile. Cependant j'étais con-
vaincu que le bonheur d'Emmanuel et de sa mère dépen-
dait de ce dernier sacrifice. Je me rappelai ce que je venais
de voir chez mon ami. Ce souvenir me donna des forces,
et je repris :
— Eh bien, madame, je voudrais qu'un jour vous pus-
siez me remercier de la visite que j'ai l'honneur de vous
faire aujourd'hui, et je voudrais surtout qu'elle ne fût pas
inutile à votre repos et au repos d'Emmanuel.
11 a besoin en somme de très-peu de chose...
— Hé! monsieur, interrompit de nouveau madame de...
croyez-vous que ce refus soit chez moi question d'argent?
Je donnerais la moitié, les trois quarts de ma fortune,
ma fortune tout entière pour le bonheur d'Emmanuel. Je
donnerais ma vie pour lui, mais à la condition que le
bonheur qui en résulterait serait un bonheur honnête,
légal, légitime, à la condition que ce bonheur ne consis-
terait pas à donner des diamants et des cachemires à une
iille d'Opéra; et il est impossible, du reste, qu'avec l'édu-
cation qu'il a reçue, Emmanuel mette son bonheur dans
ces scandales quotidiens. Que faut-il à Emmanuel pour
le sortir d'embarras? trente, quarante, cinquante mille
francs! hé, mon Dieu! qu'il vienne vivre avec moi, qu'il
se souvienne qu'il a une mère, qu'il dépense ses revenus,
qu'il ait des amis honorables, des liaisons aussi légitimes
que des liaisons peuvent être, et dans deux henres il aura
ces cinquante mille francs. Mais que je l'aide à traîner
mon nom dans la boue, que par ma faiblesse je l'encou-
rage dans sa ruine qui finira par la mienne, c'est ee qui
ne peut être, c'est ce qui ne sera pas.
— 105 —
Il y aviiil une espérance à concevoir dans cette dernière
partie d'interruption de madame de... je la saisis.
— Eh bien, madame, dis-je aussitôt, je puis dire cela
à Emmanuel. — Oui, monsieur. — Qu'il quitte Antonia
elqu"il vienne demeurer ici, et... — Ah! vous allez trop
vite, monsieur; je connais Emmanuel, il viendra de-
meurer ici et il partira huit jours après, quand les an-
ciennes dettes seront payées et qu'il pourra en faire de
nouvelles. Il a besoin d'une leçon, il faut qu'il l'ait. Nous
avons un petit château en Touraine, qu'il vii'nne y passer
trois ou quatre mois avec moi, et je lui payerai toutes ses
dettes. Cela vous paraît-il un prêt usuraire? — Certes
non, madame. — D'autant plus, ajouta madame de...
que nous avons des voisins de campagne charmants et
qu'Emmanuel s'amusera beaucoup. Ce que j'en fais, et
vous comprendrez cela tout de suite, c'est pour l'éloigner
pendant quelque temps des liaisons, en hommes et
en femmes, qu'il a contractées à Paris. Quand il aura
mené trois ou quatre mois une existence tranquille, avec
des gens honorables, il prendra en mépris ceux qui l'ont
éloigné si longtemps de 'moi et il y aura transformation
en lui; êtes-vous de mon avis? — Parlaitement, madame.
— Eh bien, monsieur, portez-lui mes propositions de
paix. — Je dois le voir demain malin, madame, et je puis
vous assurer que demain soir il sera assis au foyer ma-
ternel. — Je le souhaite, monsieur, fit madame de... en
essuyant ses yeux où brillait un doux et pieux espoir.
Je pris congé de la mère d'Emmanuel que je laissai un
peu plus calme qu'elle ne Tavait été pendant le cours de
notre conversation, et je me rendis aussitôt chez mon ami
pour lui annoncer l'heureux résultat de ma visile.
En portant la main à la sonnette d'Antonia, j'entendis
de grands éclats de rire. Je reconnaissais distinctement
la voix des domestiques.
— Maison bien tenue! me dis-je en poussant un soupir
cl je sonnai.
Ea f^mme de chambre vint ni'ouvrir.
_ lOfi —
— Emmanuel est là, dis-je en entrant, ne faisant
aucun doute qu'il y fût. — Non, monsieur, nie répondit
cette femme. — Il va rentrer. — Non, monsieur, il est
au Havre avec madame. — Pour longtemps? — Pour
huit jours. — Ah! par exemple! m'éciiai-je, voilà qui
est trop fort!
madanne d'Orimout.
— Et Emmanuel n'a rien dit pour moi? demandai-je.
— Non, monsieur. — Vous ne savez pas à que! hôtel il
est descendu au Havre? — Je n'en sais rien; mais si vous
voulez parler à madame d'Orimont, elle est ici. — Qui
est-ce madame d'Orimont? — C'est la mère de mademoi-
selle. — Eh bien! dites-lui que j'aurais deux mots à lui
dire.
La femme de chambre me fît passer dans le boudoir et
quelques instants après la mère d'Antonia parut.
Elle n'avait ni !e tartan, ni le bonnet, ni le cabas dont
on a fait les traits caractéristiques de la mèred'actrice.Elle
était élégamment mise et n'avait pas plus de quarante ans.
Elle avait dû êlre blonde et portait des anglaises. On
voyait qu'elle avait grand soin d'elle, cl l'on devinait
qu'elle devait avoir quelque part un jeune amant. Elle
était vêtue d'une robe de soie gris- de-perle, elle était
coiffée d'un petit bonnet ruche propre aux filles de quinze
ans, avait les mains blanches et se les frottait continuelle-
ment pour les blanchir encore. Des diamants brillaient à
ses oreilles et des bagues à ses doigts. Elle avait jeté un
cachemire de l'Inde sur ses épaules, et la première chose
qu'elle fit en entrant fut de s'approcher de la glace, de s'y
regarder, de rajuster les plis de son corsage et de sa col-
lerette, après quoi elle me demanda en souriant et d'un ton
— i07 —
moitié cérémonieux, moitié familier ce que je désirais.
En môme temps elle s'asseyait et me disait de m'as-
seoir.
Je m'assis.
Madame d'Orimonl^ qui avait dû prendre ce nom à
fun de ses premiers amants, car, c'était assez la coutume
autrefois chez les femmes galantes, de continuer à porter
le nom du premier amant distingué qu'elles avaient eu,
madame d'Orimont se jeta sur une causeuse comme une
femme habituée aux meubles de satin et me dit en
étendant ses pieds, qu'elle avait petits du reste et que
chaussaient d'élégantes bottines bleues à bouts vernis :
— Vous avez à me parler, monsieur. — Oui, madame,
répondis-je, je tenais à avoir des nouvelles d'Emmanuel
de... qui m'avait donné rendez-vous pour ce matin et que
je comptais trouver ici. — Il est au Havre, avec ma fille,
répondit madame d'Orimont , en jouant avec les boucles
de ses cheveux, et en parlant du bout des lèvres, sans
doute pour cacher ses dents, qu'elle m'eût montrées
comme ses pieds, si elle les avait eues belles. — Je le
sais, madame, et c'est cela qui m'étonne. — En quoi cela
vous élonne-t-il, monsieur?
En disant cela, madame d'Orimont qui semblait ne
pouvoir rester tranquille un seul instant, appuyait ses
mains sur ses hanches, et repoussait sa robe de haut en
bas, mouvement habituel aux femmes qui sont trop ser-
rées, et qui veulent faire jouer leur corset pour être plus
à l'aise.
— Cela m'étonne d'abord, madame, parce que j'avais à
rendre réponse à Emmanuel d'une affaire assez impor-
tante, ensuite parce que je le savais très-géné , et que je
ne croyais pas qu'il eût l'argent nécessaire pour entre-
prendre un voyage, si court que ce voyage fût. — Anto-
nia a huit jours libres, elle avait envie de voir le Havre
qu'elle ne connaît pas, j'ai prêté cinq cents francs à Em-
manuel. — Et il lésa acceptés? dis-je avec étonnemenl.
— Pourquoi pas? Oh! ce n'est pas la jTcmifre fois que je
— 108 —
leur en prête. Il me doit même deux ou trois mille francs;
mais qu'est-ce que cela fait?
J'étais ce qu'on appelle abasourdi.
— Du reste, reprit madame d'Orimont, c'est un jeune
homme charmant. Il y a longtemps que vous le connais-
sez? — J'ai été au collège avec lui, répondis-je machi-
nalement. — 11 est très-doux et je suis assez con lente
que ma fille vive avec lui. Elle eût pu trouver un homme
plus riche, cela est vrai, mais qu'elle n'eût pas aimé,
tandis qu'elle aime Emmanuel. C'est une position. —
Alors, Emmanuel ne reviendra que dans huit jours? —
Oh! mon Dieu, oui. Pendant qu'ils sont absents, je viens
voir un peu ce qui se passe ici et surveiller la maison,
car ces deux pauvres enfants n'ont pas d'ordre; mais je
finirai par venir rester avec eux.
II n'y a qu'une mère, voyez-vous, pour faire aller une
maison.
— Si la mère d'Emmanuel savait que son fils a em-
prunté de l'argent à cette femme, me disais-je en moi-
njcme, quel chagrin elle aurait. — A quoi pensez-vous
donc? me dit madame d'Orimont. — Je pense à ce que
vous me dites, madame, et je suis heureux pour Emma-
nuel de l'intérêt que vous paraissez lui porter. — Oh!
je l'aime beaucoup, je vous assure. C'est un garçon d'es-
prit, et je suis siire que, de son côté, il a pour moi uîîc
réelle affection. Il a confiance en moi comme en sa mère.
— Que de nobles mots prostitués! me disais-je. — Eh
bien, madame, repris-je tout haut, et pour avoir la solu-
tion du caractère de cette femme, puisque vous aimez tant
Emmanuel et votre fille, vous devriez leur donner un
conseil? — Lequel? — Celui de se quitter. — Etes-
vous fou? s'écria madame d'Orimont; Anlonia en mour-
rait! Elle est folie d Emman-iel, et lui, il l'adore» Pour-
quoi se quitteraient-ils? — Emmanuel n'a pas la fortune
nécessaire pour vivre avec mademoiselle Anton ia. —
Mais, monsieur, ma fille ne dépense rion à votre ami,
reprit madame d'Orimont d'un ton un peu sec. Jamais
— 109 —
ma flUe n'a dépensé si peu d'argent, et le peu qu'elle dé-
pense, c'est moi qui le lui donne; car Emmanuel est tout
à fait gêné. C'est moi qui fais aller la maison. — Alors,
madame, vous devez être la première à comprendre qua
cet état de choses ne peut durer. Votre fille en souffre,
et elle perd son avenir. Puisqu'elle est jeune et jolie, elle
trouvera facilement une plus belle position que celle que
lui fait Emmanuel. — C'est vrai, monsieur, mais Emma-
nuel ne veut pas la quitter. Si vous saviez quelles scènes
nous avons eues ensemble. 11 voulait l'épouser. C'est moi
qui ne l'ai pas voulu. — Et vous avez bien fait, madame.
— Sans aucun doute, reprit madame d'Orimont, qui se
trompait au sens de mes paroles. Vous comprenez très-
bien que je ne pouvais pas laisser ma fille épouser Emma-
nuel. Ce garçon-là n"a pas assez de fortune, et elle peut
trouver mieux que cela.
Il y a une chose qu'on ne croira peut-être pas, mais
qui est, c'est que les mères des filles entretenues ont tou-
jours l'intime conviction que leur fille épousera, un jour
ou l'autre, un prince ou un honnête homme. Il y a mal-
heureusement trois ou quatre exemples sur lesquels leurs
espérances s'appuient.
Je regardai madame d'Orimont, après ce qu'elle venait
de me dire. Elle avait parlé sincèrement.
— Oui, continua-t-elle, j'ai eu assez de peine h em-
pêcher ce mariage.
Je compris qu'il fallait avoir l'air d'abonder dans les
étranges idées de madame d'Orimont, et je me dis que
peut-être, en faisant valoir les raisons d'intérêt, elle se-
rait à la mère d'Emmanuel d'un puissant secours pour
la rupture que celle-ci voulait obtenir.
— Ainsi, madame, c'est vous, repris-je, qui avez la
bonté de faire aller la maison quand Emmanuel n'a pas
d'argent? — Oui, monsieur. — Vous avez donc une grande
fortune? — Non, j'ai une centaine de mille francs, tout
ce que m'a laissé en mourant mon mari, le comte d'Ori-
mont. Je lui avais apporté une fort belle dot (|u'il a à peu
} K ME A VINGT ANS. 8
— uo —
près mangée. Anlonia avait du goût pour la danse, je l'ai
fait entrer à l'Opéra, et maintenant elle a une position
indépendante. TVous devrions avoir vingt-cinq mille livres
de rente, si son père n'avait pas mené une vie si dis-
sipée.
Rien ne m'étonnail plus de la part de madame d'Ori-
mont. Depuis longtemps, je connaissais ce type de mère;
je me préparai à l'entendre me dire qu'elle descendait de
Robert Bruce, car c'est toujours de ce grand Ecossais que
descendent ceux qui ne descendent de personne.
— Mademoiselle Antonia, demandai-je, pour essayer
de mettre de l'ordre dans les questions et dans les ré-
ponses, de façon à faire avouer à madame d'Orimont, ce
que je voulais qu'elle m'avouai, mademoiselle Antonia a
connu Emmanuel à Naples. — Oùellevivaitavec le duc de
Pololi, qui voulait l'épouser. — Lui aussi! — Lui aussi.
Il y a même eu un grand scandale. Le duc n'était pas ma-
jeur, et la famille a obtenu du roi de Naples, un ordre de nous
faire quitter la ville; mais je connaissais le consul français et
le consul anglais, car je suis Anglaise, et nous ne sommes
parties que lorsque nous l'avons voulu. Antonia tenait la
iamille, elle avait eu un enfant avec le duc, et comme je
menaçais de faire du bruit, le prince de Pololi a consenti
à faire une pension pour l'enfant. — Et qu'est devenu
l'enfant? — Il est mort, malheureusement. — Et la pen-
sion? — A été supprimée. — Alors ce duc de Pololi était
le premier amant de mademoiselle Antonia. — A peu
près. Elle n'avait eu que le vieux lord Bullslon, que vous
connaissez peut-être. — IVon, je ne le connais pas. —
Oh! il est très-riche; c'est un homme charmant. Il est
énorme. 11 a des maîtresses par habitude; il venait voir
Anlonia, une heure par jour, et il lui donnait six mille
francs par mois. 11 a été son premier amant. Il s'est très-
bien conduit. C'est lui qui m'a donné tout ce que j'ai.
Madame d'Orimont se mordit les lèvres, mais il était
trop tard. J'eus l'air de ne pas avoir entendu.
— Vous comprenez, reprit-elle aussitôt, que ma lillc
— 111 —
ira vécu qu'avec des gens très comme il faut, qu'elle s'est
sacrifiée pour Emmanuel et qu'il ne peut pas la quitter
sans lui faire une position. • — Nous y voilà, me dis-je.
— Il n'y a pas deux mois, reprit madame d'Oriniont, c'é-
tait au mois d'octobre, le prince Korsioff a offert à Anionia
un engagement pour la Russie, et une renie de dix mille
roubles. Elle a refusé. — A cause d'Emmanuel? — A
cause d'Emmanuel. Je pourrais vous montrer ses lettres,
des lettres charmantes. Le prince m'aimait et m'estimait
beaucoup. Tous les jours je le regrette. — Il est mort?
— Non, il est reparti. L'empereur Ta rappelé. Emmanuel
après toutes ces choses-là, comprend bien (ju'il ne peut
pas quitter Antonia comme on quille toutes les femmes.
Je vis dans quel réseau le pauvre garçon était pris. On
avait fini par le convaincre qu'il avait ruiné, non-seule-
ment la fille, mais encore la mère et cela en se ruinant
lui-même. Voyez un peu à quoi on peut faire servir la
délicatesse d'un homme.
— Mais cependant, madame, si demain Emmanuel
n'avait plus d'argent et n'en espérait plus, il faudrait bien
qu'il se séparât de votre fille. — Cela n'est pas à crain-
dre, me répondit madame d'Orimont, il a de Targent, il
nous l'a dit. Sa mère a trente mille livres de rente qui
ne peuvent échapper à son fils. — Mais sa mère n'est pas
disposée à mourir. — Mais il peut emprunter sur son hé-
ritage. — C'est bien difficile. — Non, et je crois même
(^ue d'ici à quelques jours, j'aurai fait trouver une quaran-
taine de mille francs à Emmanuel. Je connais un nion-
sieur qui les lui prêtera, si je donne ma signature. — I!
faut absolument que je voie Emmanuel, pcnsai-je, sans
quoi, avec l'appât de cet argent on lui fera faire tout ce
qu'on voudra, et Dieu sait ce qu'on lui fera faire! —
Vous comprenez, me dit madame d'Orimont, il touchera
quarante mille francs, moins la prime, car la dstle n'élanl
remboursable qu'à la mort de la mère d'Emmanuel, il
faut bien que celui qui prête gagne quelque chose; sup-
posons donc qu'il louche trente mille francs. Comme vous
— !19 —
le pensez bien, je ne veux rien pour moi. Emmanuel me
rendra l'argent qu'il me doit, bien entendu, mais je ne
veux pas autre chose. Seulement, je lui ai dit : Vous
ferez un cadeau à Antonia. Je sais ce qu'il lui donnera,
il lui donnera une rivière que nous avons marchandée
ensemble, et qui lui coûtera huit mille francs. J'aime
mieux qu'il lui dunne cela qu'autre chose. Les diamants
ont toujours une valeur intrinsèque. Ensuite il pourra
payer le tapissier, les domestiques, gens auxquels il ne
faut pas devoir, la couturière et une foule de petites det-
tes criardes qu'Antonia a faites depuis qu'elle est avec
lui. Après cela ils pourront vivre tranquilles avec ce qui
restera. — J'admirais avec quelle sollicitude madame
d'Orimont employait à l'avance l'argent qu'elle allait faire
prêter à Emmanuel, mais je vis que dans cet emploi, elle
ne comprenait pas les dettes propres à Emmanuel, et tout
compte fait, je pus me convaincre qu'il ne lui resterait pas
deux cents francs de l'emprunt qu'il allait contracter.
Que l'on vienne donc encore nier l'amour maternel!
— En effet, madame, dis-je, ce sera là un véritable
service que vous rendrez à Emmanuel, malheureusement
quand tout cela sera payé, il ne lui restera rien que ses
dettes personnelles. — Oh! cela le regarde! Il n'avait
qu'à ne pas les faire. Ce que je veux avant tout, c'est la
tranquillité de ma fille. Antonia n'a pas de fortune, elle,
tandis qu'Emmanuel en a. Ce n'est pas elle qui a été lui
demander de vivre avec lui, c'est lui qui l'a tourmentée.
Les dettes qu'il a faites pour elle sont des dettes sacrées,
et je ne lui fais prêter d'argent qu'à la condition qu'il les
payera. — Mais si la mère d'Emmanuel apprend cet em-
prunt et qu'elle l'empêche? — Alors ce sera moi qui
prêlerai la somme à Emmanuel; il m'en fera une recon-
naissance, et, soyez tranquille, une fois qu'il me l'aura
faite il faudra bien que la mère paye. Les tribunaux sont
là, et nous verrons si madame de... voudra laisser payer
les dettes de son fils, par la mère de sa maîtresse.
Tout cela était fort bien arrangé , comme vous le
— 113 —
voyez. Il n'y avait donc pas un instant à |}er(ire, pour
tirer Emmanuel de celle nouvel le combinaison. Je me
gardai bien de dire à madame d'Orimont pourquoi j'étais
venu. Je me contentai de lui demander dans quel hôtel
elle pensait qu'Emmanuel fût descendu au Havre, ajou-
tant que j'avais de Targenl à lui faire passer. C'était le
bon moyen de savoir son adresse.
— Il doit être à l'hôtel de l'Europe, me répondit ma-
dame d'Orimont, sur le quai de rintendance. — 3Ierci,
madame, dis-je en me levant. Je vais lui écrire, et je
pris congé de madame d'Orimont, que je laissai rajustant,
pour la dixième fois, son col devant la glace.
La douleur de la mère d'Emmanuel m'avait trop ému;
j'avais trop à cœur qu'il sortit de cette affreuse vie, pour
ne pas aller lui conter les résultats de ma visite à madame
de... et de mon entrevue avec madame d'Orimont.
Du reste, je n'avais rien à faire, et je ne coiinaissaiis
pas le Havre.
Je partis.
J'arrivai le lendemain à l'hôtel de l'Europe. On m'in-
diqua l'appartement d'Emmanuel, car c'était bien là qu'il
demeurait. Je le trouvai déjeunant avec Anîoiiia. Deux
jeunes gens de ses amis qu'il avait retrouvés au Havre, et
qu'il avait invités, riaient et chantaient.
Il poussa une exclamation d'élonnement en me voyant
entrer.
Antonia eut comme un pressentiment qu'elle avait un
ennemi en moi, et elle me fit un accueil d'une froideur
significative.
— Toi ici, s'écria Emmanuel, par quel hasard? — Je
suis allé pour te voir, répondis-je, on m'a dit que tu étais
au Havre, je suis venu au Havre. — Et tu as bien fait,
prends une cliaise et mets-toi h table. — C'est que j'ai à
te parler. — C'est bien, lu me i)arleras après avoir
déjeuné. Il sera toujours temps. Puis, que diable, il faut
toujours que tu déjeunes.
Je ne pouvais pas me poser en Tiberge, je m'assis et je
— 114 —
déjeunai le plus gaiement possible, afin de ne pas trou-
bler la gaieté des convives.
Le repas fini, je passai avec Emmanuel dans une autre
chambre,
— J'ai vu ta mère, lui dis-je. — Ah! Eh bien, elle a
beaucoup crié. — Au contraire, elle consent à te donner
l'argent dont tu as besoin. — A quelle condition, car elle
n'est pas femme à ne pas en faire. — Elle te payera toutes
les dettes, {\ la condition que tu iras vivre deux ou trois
mois en Touraine, avec elle. — Grand merci, c'est trop
cher. — Comment feras-tu alors? — J'ai trouvé de l'ar-
gent, et je n'aurai pas besoin d'elle. Après tout, mon
cher, Antonia est une belle et bonne fille, qui m'aime
bien, qui ne me coûte pas grand'chose. J'ai résolu de
vivre tranquillement avec elle. — Et ta mère qui pleure,
qui se désole, qui t'attend! — Eh bien! j'irai la voir à
mon retour, mais maintenant que j'ai de l'argent je ne
quitterais Paris pour rien au monde. — Que dirai-je a
madame de... — Tout ce que tu voudras. Mais écoule
donc, il y aurait une bonne chose à faire. — Laquelle?
— Es-tu de mon avis? Je trouve qu'on n'a jamais trop
d'argent. — Je pense exactement comme loi. — Eh bien!
si je prenais les cinquante mille francs que ma mère
m'offre et les trente mille que madame d'Orimont va me
faire prêter, que penserais-tu de cela? — Je penserais que
ce serait la quatrième fois que tu tromperais ta mère, et
qu'en vérité, ce serait au moins trois fois de trop. — Ah!
mon cher, que tu as le vin triste et que tu vois mal
les choses! Cela se fait tous les jours et l'on n'en meurt
pas.
En ce moment Antonia ouvrit îa porte.
— Emmanuel, veux-tu du café? dit-elle en paraissant
oublier que j'étais là. — Oui, j'en veux. Allons, me dit-
il, passons de l'autre côté.
El prenant la lêle d'Antonia dans ses deux mains, il
l'embrassa k plusieurs reprises et ajouta en se tournant
vers moi et en me la moDlranl :
— 115 —
— As-lii jamais vu rien d'aussi joli que cela?
Antonia me lança un regard victorieux qui semblail
dire : Je suis plus forte que vous, et tout ce que vous
pourrez dire ne pourra rien contre moi.
Evidemment, Emmanuel lui avait avoué la cause de la
visite que je devais lui faire à Paris, dans un de ces mo-
ments où les hommes amoureux avouent tout, et, en
vingt-quatre heures, à l'aide d'une promesse d'argent,
elle avait repris sur lui tout son empire.
Je trouvai mon rôle ridicule, et le jour même, je quittai
!c Havre, sans qu'Emmanuel songeât à m'y retenir, je dois
l'avouer
Je parierais même qu'il fut enchanté de mon départ.
Les gens qui vivent comme vivait Emmanuel ne s'a-
perçoivent qu'ils ont tort de vivre ainsi que lorsqu'ils
n'ont pas d'argent. Du reste, j'étais bien convaincu que
je ne tarderais pas à avoir de ses nouvelles, car, d'après
le compte que m'avait fait madame d'Orimont, cette nou-
velle rentrée, si toutefois elle se faisait, ne devait pas mener
loin ce pauvre Emmanuel.
où Ton verra que les eoriReils qu'on donne n»
servent pas plus que les conseils qu'on reçoU.
Je ne pouvais me dispenser d'aller faire une visite à
madame de... Cela me coûtait, je n'avais pas de bonnes
nouvelles à lui porter.
J'allai la voir cependant et je lui fis part de la vérité;
car, jai remarqué que de toutes les choses qu'on peut
dire, c'est encore à la vérité, quelle qu'elle soit, qu'il faul
donner la préférence.
— Je m'attendais à cela, me répondit madame de...
rien ne m'étonne plus de la part de mon fils .
— H6 —
La tristesse de la pauvre femme était grande, saas comp-
ter quecette tristesse s'augmentait descrainles de l'avenir.
Je la quittai en me disant que si Emmanuel pouvait
voir sa mère, il faudrait qu'il eût un bien mauvais cœur
pour résister au bonheur d'apaiser le chagrin dont il était
la cause.
Je lui écrivis à ce sujet, il ne me répondit pas.
Je ne voulais pas retourner chez mademoiselle Anto-
nia. L'expérience est le meilleur conseil qu'on paisse
donner à un homme. Vous avez un ami sottement amou-
reux et faisant des folies par suite de cet amour, ou, ce
qui pis est et ce qui était le cas où se trouvait Emmanuel,
vous avez un ami qui se ruine pour une fille qui ne l'aime
pas, car, si elle l'aimait, elle ne le laisserait pas se ruiner;
dont il sent dans le fond de son cœur qu'il n'est pas
amoureux, et vous voyez cela, et vous voulez le prévenir,
et vous tenez à ce qu'il rompe une liaison qui lui nuit dans
sa considération et dans sa fortune. Qu'est-ce que vous
faites? Vous allez trouver votre ami, vous lui faites com-
prendre toutes les raisons qui vous portent à vous mêler
de ses affaires, vous mettez en jeu son avenir, ses intérêts,
son bonheur, sa famille, toutes les choses enfin qui, de-
vant lui être les plus chères, doivent le déterminer à réflé-
chir. La première fois, il vous avoue que vous avez rai-
son, il vous promet de faire droit à vos conseils; il vous
reçoit assez mal; la seconde fois, il vous reçoit assez
mal; la troisième fois, il ne vous reçoit pas du tout.
Vous vous entêtez, vous voulez absolument le bien
de votre ami, malgré lui-même, s'il le faut. Alors, vous
vous dites que vous quitteriez infailliblement votre maî-
tresse si elle vous trompait, et que tous les hommes étant
faits comme vous, votre ami quittera sa maîtresse si elle
le trompe. Une fois cette conviction acquise, il ne vous
reste plus qu'à prouver que la femme est infidèle, ce qui
est assez difficile, non pas parce que cela n'est pas, mai»
parce qu'elle se cache bien. Cependant, vous prenez votre
courage à deux mains et vous commencez un espionnage
— 117 —
quotidien. Oreste, vous vous faites espion dans l'intérêt de
Pylade. Vous exercez ce métier pendant quinze jours, un
mois, deux mois peut-être. Enfin, vous prenez la femme
sur le fait, vous acquérez toutes les preuves nécessaires,
vous êtes fort de la vérité, vous arrivez chez votre ami,
vous lui contez tout. Il vous embrasse; il vous dit qu'il
n'oubliera jamais le service que vous lui rendez; il écrit
devant vous une lettre de rupture à sa maîtresse, il l'en-
voie, sort avec vous, vous quitte à dix heures du soir en
vous donnant rendez-vous le lendemain, car il veut bien
vous avouer qu'il a besoin de distractions. Le lendemain,
vous allez le voir et son domestique vous apprend qu'il
n'a pas couché chez lui. Deux jours après, votre ami, qui
s'est réconcilié avec sa maîtresse, ne vous salue plus;
et, prenez garde à vous, car, si votre vie n'est pas in-
tacte et pure comme le cristal, s'il y a la moindre chose
h dire contre votre réputation, le premier qui la dira, ce
sera lui.
Il y a des chances pour que cela finisse par un coup
d'épée.
Au lieu de cela, pour l'acquit de votre conscience,
prévenez sérieusement, mais seulement une fois, votre
ami; montrez-lui l'abîme et dites-lui en le lui montrant :
Prends garde, il y a là un trou! et allez-vous-en. Votre
ami tombe dans le trou, se casse quelque chose; mais il
vient à vous pour que vous le guérissiez, comme Fenfant
qui s'est blessé dans l'endroit où il est allé malgré la défense
paternelle, vient montrer à son père la blessure qu'il s'est
faite. Il faut toujours laisser aux gens à qui l'on donne
un conseil la facile liberté de venir vous dire : Vous aviez
raison; liberté qu'ils n'ont pas quand votre conseil a eu
trop d'insistance, et s'est entouré de trop de preuves.
Leur amour-propre recevait une trop rude atteinte de cet
aveu, et il faut être tout à fait un homme supérieur pour
immoler son amour-propre à la vérité.
Quant à moi, malgré les excellentes théories que j'ex-
pose ici, je ne pus rcsi:>tcr au désir de tenter un dernier
— 118 —
effort et je me mis en quête des antécédents de mademoi-
selle Anlonia.
Je vous demande un peu de quoi je me mêlais! mais
c'était le désespoir de celle pauvre madame de... qui me
tenait au cœur. Puis, j'avais toujours devant les yeux
l'air de triomphe avec lequel mademoiselle Antonia m'a-
vait accueilli au Havre.
Je savais déjà qu'elle avait été la maîtresse du duc de
Pololi et du prince Korsloff,que sa mère s'appelait ou plutôt
prétendait s'appeler madame d'Orimont; mais j'étais bien
lonvaincu qu'il devait y avoir d'autres détails que ceux-là
sur la danseuse d'Emmanuel.
A partir de ce jour, je questionnai tous les gens qui
pouvaient, soit par eux-mêmes, soit par leurs relations,
avoir quelque chose à m'apprendre. Or, j'appris :
Que madame d'Orimont avait vendu la virginité de sa
fille une première fois au prince Korsloff, virginité qu'avait
eue pour rien, six mois auparavant, un officier de cui-
rassiers.
Une seconde fois au duc de Pololi.
Une troisième fois à un Anglais.
Une quatrième fois au fils d'un banquier.
> Une cinquième fois au directeur d'un théâtre, qui, expert
en ces sortes de choses, s'était parfaitement aperçu de la
supercherie, mais n'en avait pas moins signé l'engagement
de mademoiselle Antonia à des condilions moindres que
celles que madame d'Orimont avait exigées, en disant avec
raison : Puisqu'on ne me donne que le quart de ce qu'on
me promet, je ne donne que la moitié de ce que j'ai promis,
et c'est encore moi le créancier.
Entre ces différentes ventes, mademoiselle Antonia s'é-
tait donnée à crédit à un étudiant en droit, a un élève de
l'école polytechnique, à un jeune premier du théâtre
Montparnasse, à un second amoureux du théâtre Beau-
marchais, à deux directeurs de province el à sept inconnus
qui n'avaient dit que leurs noms de baptême.
J'appris que madame d'Orimont seule s'enrichissait à ce
— lit) —
métier et qu'elle avait employé avec tous les amants de
sa fille les mêmes procédés qu'avec Emmanuel, c'est-à-dire
qu'elle leur faisait prêter par un tiers l'argent qu'elle avait
économisé sur celui qu'ils donnaient à Antonia et que de
cette façon, c'était leur propre argent qu'ils empruntaient
à un taux exagéré.
J'appris que l'enfant et la rente du duc de Pololi étaient
une pure invention de cette bonne madame d"Orimont;
qu'en effet, le jeune duc avait donné dix mille livres pour
avoir Antonia, et qu'à l'aide d'une lettre qu'il avait eu
l'imprudence d'écrire et que la mère d'Antonia avait eu
l'esprit de garder, celle-ci avait obtenu cinq mille livres
de plus, qu'alléchée par ce premier succès, elle avait me-
nacé de faire du scandale si on ne lui en donnait pas
quinze mille autres, menaces auxquelles on avait répondu
par l'ordre de quitter Naples dans les vingt-quatre heures.
J'appris qu'Emmanuel n'avait rien deviné de tout cela,
avait ramené Antonia à Paris et avait commencé pour elle
cette vie qui alarmait tant sa mère.
J'appris que depuis qu'elle était sa maîtresse, il lui était
arrivé au moins dix fois de sortir en disant qu'elle allait à
sa répétition et de mentir en disant qu'elle y était allée.
J'appris qu'elle disait partout qu'Emmanuel voulait
l'épouser et qu'elle ne le voulait pas, ajoutant qu'elle le
gardait parj charité et que c'était elle qui le nourrissait.
J'appris enfin qu'elle était une ignoble créature et qu'Eni-
manuei jouait, en vivant avec elle, le rôle d'un niais, et
c'étaient ceux qui avaient de l'indulgence pour lui qui se
contentaient d'appliquer cette épithète à son nom.
J écrivis à Emmanuel une longue lettre dans laquelle je
lui détaillais tout ce qu'on vient de lire; je reçus sa
réponse immédiatement. Elle était conçue en ces termes :
« Mon cher ami,
» Jeleremerciede les conseils, mais je ne prendsjamHls
conseil que de moi. Je ne sais quel intérêt lu as à te faire
l'écho de toutes ces calomnies. J'aiinr et j'estime made-
Hioiselle Anlonia, el je ne veux voir à l'ayenlr que ceux
qui auront pour elle les mêmes sentiments que moi.
» Ton ancien ami,
> EMHA5CIEL DE... »
J'envoyai au diable mon ami, sa maîtresse et madame
d'Orimont, et je ne m'occupai plus d'eux.
Six mois se passèrent.
Un matin j'entrais pour déjeuner dans un café du boule-
vard. La première personne que j'aperçus en entrant, ce
fut Emmanuel. Je ne savais pas trop dans quels termes
nous étions ensemble; cependant j'allai à lui, je lui tendis
la main, et je lui demandai comment il se portait. Il me
serra la main et me répondit qu'il se portait à merveille.
Je fis mine d'aller m'asseoir à une table au bout de la
salle.
— Où vas-tu donc? me dit-il. — Je vais déjeuner. —
Assieds-toi là et déjeune avec moi.
Je m'assis.
J'évitai de parler d'Antonla, mais je voyais à la figure
d'Emmanuel qu'il avait deviné mon parti pris de me taire
sur sa maîtresse, et il me sembla qu'il eût voulu que je lui
en parlasse.
Je l'entretins de tout excepté de cela.
Nous sortîmes ensemble du café. Emmanuel paraissait
soucieux.
— Adieu, lui dis-je. — Tume quittes déjà? — Oui. —
Viens donc me voir. — Je n'ai guère le temps. Je tra-
vaille beaucoup. — Enfin, si tu passes par la rue de la
Victoire, monte me dire bonjour. — Tu demeures donc
là, maintenant? — Oui.
Emmanuel s'attendait évidemment à de nouvelles ques-
tions de ma part. Je ne lui en fis pas et je le quittai.
Au monientoù nous noustournions le dos. je me trou-
vai en face d'un autre de mes amis, mais avec lequel j'étais
moins liéquavec Emmanuel, et dont le nom était Octave,
je crois.
— 121 —
— Avec qui causiez-vous? me dit-il. — Avec Emma-
nuel de... — Je ne m'étais pas trompé. — Le connaissez-
vous? — Oui, non. — Vous me dites cela d'un drôle de
ton. — Le connaissez-vous beaucoup, vous? — Je suis
très-liéavec lui. — Ah!
Ce ah! pouvait se traduire par : Tant pis.
— Je ne comprends rien à ce que vous voulez dire. —
Oh! je ne dis rien.
Il était évident qu'Octave ne demandait qu'à être ques-
tionné; aussi, il ajouta :
— N'était-il pas l'amant d'Antonia, une danseuse? —
Oui. — C'est bien cela. — Pourquoi, diable, cet air
mystérieux? — Vous voyez souvent ce M. Emmanuel de...
— Oui. — Eh bien! voyez-le moins souvent, voilà tout
ce que je puis vous dire. — Qu'a-t-il fait? — Il a une
mauvaise réputation. On m'a conté de lui des choses
— Lesquelles? — Il s'est tout bonnement fait entretenir
par Anlonia. — Lui! m'écriai-je. — Lui-même. — Celui
qui vous a dit cela a menti. — Mon cher, c'est un homme
qui le sait mieux que personne; c'est le nouvel amant
d'Antonia qui paye maintenant les dettes de ce monsieur.
— Ecoutez, mon cher Octave, il y a six mois que je n'ai
vu Emmanuel; mais je suis convaincu qu'il n'y a pas un
mot de vrai dans ce qu'on vous a raconté, et je vous en
prie, ne répétez pas de pareilles choses sans être bien siir
qu'elles soient vraies. — Mais il n'y a pas que cela! —
Qu'y a-t-il encore? — On Ta vu tricher au jeu. — II ne
joue jamais. — Il a joué, je vous en réponds, car j'ai
jjoué contre lui. — El vous l'avez vu tricher, vous? —
pVon, au contraire, je l'ai toujours vu perdre, et il m'a Irès-
h)ien payé. — Qui vous a dit cela alors? — C'est encore
l'amant d'Antonia. — Dites-moi donc le nom de ce mon-
^ieur. — C'est le comte Ernest de Magny. — Il demeure?
— 3 rue de la Paix. — Merci. — Que voulez-vous faire
le cette adresse? — Je veux la donner à Emmanuel. —
Donnez-la-lui, vous pouvez même invoquer mon témoi-
gnage, si besoin est, el dire que c'est moi qui vous ai
LA VIE A VI ^M A>'S. 1)
— 122 —
conlé cela. Ernesl me l'a dit plus de vingt fois, et dix de
mes amis vous en diront autant. — Il y a longtemps que
M. de Magny est l'amant d'Antonia? — Il y a deux mois
environ. Mais comment se fait-il que vous, i'ami d'Emma-
nuel, vous ne sachiez pas cela? — Il ne me l'a pas dit. —
Il ne vous en a pas parlé tout h l'heure? — ?^'on. — Ce-
pendant vous connaissiez cette liaison? — Mieux que
personne, voilà pourquoi je puis affirmer que ce qu'a dit
M. de Magny est une pure calomnie; non-seulement Em-
manuel n'était pas entretenu, puisqu'il faut dire le mot,
par mademoiselle Antonia, mais encore il se ruinait pour
elle. — Tout ce que je sais, c'est qu'Ernest m'a dit cela,
mais j'ignore qui le lui a dit. Cependant il n'eût pas avancé
une chose de celte gravité, s'il n'eût pas été bien certain
du fait. Ce qui continuerait à m'y faire croire, c'est qu'Em-
manuel ne vous a pas parlé de sa rupture avec Antonia.
II faut qu'il ail eu une raison de se taire, et il n'en peut
pas y avoir d'autre que la crainte que vous n'appreniez ce
que tout le monde sait.
Je pris congé d'Oclave et je me rendis chez Emmanuel.
Je le trouvai lisant et fumant au coin du feu, dans un
petit appartement qui devait tout au plus lui coûter quatre-
vingts francs par mois, tant il était modeste.
— Mon cher, lui dis-je tout de suite en entrant, je
viens pour te parler de choses très-sérieuses. — Assieds-
toi, cher ami, me répondit Emmanuel, et causons.
J'étudiai son visage pour voir si cette entrée en matière
ne l'embarrassait pas un peu, car, malgré moi, la convic-
tion d'Octave m'avait un peu ébranlé, mais je fus bien vite
rassuré par le sourire loyal d'Emmanuel, et j'abordai
franchement la question.
— <23 —
lia moralité de la chose.
— Tu as quille Antonia, lui dis-je, comment cela
s'est-il fait? — Oh! mon cher , j'ai honte à le Favouer.
Au Havre elle m'avait tellement monté contre loi, car elle
avait deviné le sujet de ta visite, que je t'ai bien délesté
pendant quinze jours, d'autant plus que je senlais dans !e
fond de mon àme que la raison était de ton côté et,
comme c'est le propre de notre pauvre nature humaine,
je t'en voulais de ce que lu avais raison. Nous revînmes
à Paris. Je me battis dans la rue avec des créanciers.
Tous les jours je suppliais madame d'Orimont de me
faire prêter la somme qu'elle m'avait promise, car je
comptais bien pouvoir payer avec celte somme une partie
de mes dettes particulières. Les gens à qui l'on doit ne
savent vraiment pas combien on a le besoin de les payer
et de se débarrasser d'eux; avec quelle impatience on at-
tend l'argent que l'on doit recevoir pour le leur donner,
risque à rester sans le sou, et combien le hasard vous met
presque toujours dans l'impossibililé de faire face aux en-
gagements et de rester dans les calculs qu'on avait faits
à l'avance. C'est ce qui arriva pour moi. Je reçus trente
mille francs contre une lettre de change de quarante
mille. Te dire à quoi cet argent passa, cela me serait
impossible. Je rendis à madame d'Orimont ce que je lui
devais, car comme lu le penses bien, je ne voulais rien lui
devoir; je fis un cadeau à Antonia, je payai ce que je de-
vais pour elle, domestiques, fournisseurs, tapissiers, et
moi je me trouvai exactement dans la même position vis-
à-vis de mes dettes, aussi gêné et aussi tourmenté qu'au-
paravant. !1 y a une chose que le public ne s'explique pas
bien, l'entêtement que l'on met à se ruiner pour une fille
— 124 —
dont on n'est pas aimé. Cela est pourtant bien facile à
comprendre. Outre les impossibilités matérielles que je
t'ai détaillées la première fois que lu es venu me voir
chez Aiilonia, et qui sont les meilleures raisons de cet en-
têtement, riiomme qui est dans ce cas-là, obéit à un
étrange sentiment d'économie pour ainsi dire; il court
perpétuellement après la première somme importante qu'il
a donnée h sa maîtresse! Plus il lui a donné d'argent,
moins il veut la quitter, parce qu'il se dit : le jour où je
ne serai plus avec elle, tout cet argent sera définitivement
perdu pour moi. Il finit par le considérer comme un ca-
pital dont l'amour de cette femme est le revenu. Il compte
toujours donner moins à mesure qu'il vivra avec elle et
de cette façon répartir sur plusieurs mois ou sur plusieurs
années, selon l'importance des dépenses faites, la somme
sacrifiée, de façon à pouvoir faire ce calcul : j'ai donné
cent mille francs, c'est vrai, mais j'ai été quatre ans
l'amant d'une jolie femme , cela ne fait que vingt-cinq
mille francs par an.
Ce calcul ne réussit jamais en pratique, mais il réussit
toujours en théorie.
Je faisais ce calcul malgré moi. Je me disais : main-
tenant que je suis entré dans ce genre de vie, je ne pour-
rai plus m'en déshabituer. Si je quitte Antonia, je prendrai
une autre maîtresse avec laquelle il me faudra refaire les
mêmes dépenses qu'avec celle-ci. C'est une économie de
garder Anionia. Je ne voulais pas croire mes amis qui
me disaient qu'avec la dixième partie de ce que je dépen-
sais pour cette fille , je pourrais faire le bonheur et être
aimé même de quelque autre femme jeune, jolie et qui
n'aurait pas appartenu à tout le monde. Mais que veux-tu,
on se ruine souvent pour une fille perdue, laide quelque-
fois, sans charmes, sans esprit, et cela parce qu'elle a été
la maîtresse d'hommes à la mode et qu'on est fier de leur
succéder. A quel degré d'avilissement le cœur arrive
quand il en est venu h mettre son amour-propre dans ces
sortes de renommées! Ell'on ne voudrait pas être l'amant
— 125 —
d'une fille de seize ans, bien jeune, bien fraîche, bien
jolie, bien sage, qui vous allendrait tous les jours en
travaillant dans le modeste appartement que vous lui au-
riez donné et dont les goûts simples lui auraient fait un
paradis. Trouvez une fille comme celle-là sur voire pas-
sage, vous ne donnerez pas cinq cents francs pour être
son amant; qu'un autre homme par hasard ait l'idée de
la prendre, qu'il la laisse, qu'elle devienne une femme
entretenue, connue pour avoir été la maîtresse de
M. tel ou tel, qu'elle ait eu cinquante amants, vous ferez
des folies pour elle et vous voudrez payer les restes cent
fois plus que vous n'eussiez payé les primeurs. Que ces
femmes ont raison de nous ruiner, quand elles en trouvent
l'occasion! car nous ne sommes que corruption et vanité,
et il faut que nous soyons leur amant pour être quelque
chose. Et à la porte de ces maisons où nous venons perdre
notre esprit, jeter notre argent, il y a de pauvre? créatures
qui meurent de faim et qui nous tendent la main sans que
nous les voyions, et il y a des gens qui disent que
le monde est bien fait. Pourquoi, nous oisifs, gens inuti-
les, qui sacrifions à de si ridicules théories, n'avons-nous
plus à quarante ans la fortune que nous avions à vingt-
cinq, ou pourquoi n'avons-nous pas à vingt-cinq ans
l'expérience que nous aurons à quarante , nous serions
encore comme les autres, capables du bien!
Je regardais Emmanuel pendant qu'il parlait ainsi,
la tête dans ses mains, et j'étais de plus en plus con-
vaincu que tout ce qu'on m'avait raconté sur lui était une
horrible calomnie.
— Enfin, reprit-il avec un soupir, on dira ces choses-
là, on les écrira même et on n'y croira pas, et l'imbé-
cillité humaine sera des siècles encore sans faire un pas
en avant. — Cependant, lui dis-je, toutes les réflexions
que tu fais en ce moment je te les ai déjà entendu faire il
y a six mois. Qui me dit que cette fois tu ne vas pas en-
core les oublier et retourner avec Anlonia? — Oh! non,
c'est bien fini. Il y a pour retomber dans ce passé des
— 12G -^
barrières infranchissables. Tu vois quel appartement j'ha-
bite. Je n'ai pas le sou, je suis tout à fait brouillé avec
ma mère, je suis traqué par mes créanciers, eh bien, je
me tr^ouve heureux en compara isoji de ce que j'étais avec An-
tonia. — Mais comment cette rupture s'est-elle faite? —
Du moment que j'ai eu payé les dettes d'Anton ia, il n'y
a plus eu de sa part ni de la part de sa mère grands mé-
nagements à mon égard. Chaque jour on me mettait le
marché à la main. 11 me revenait perpétuellement des
propos infâmes qu'Anton ia tenait sur mon compte, et je
ne sais par quel sentiment bâtard je tenais encore à cette
fille. Il devint évident pour moi qu'elle me trompait, et
que madame d'Orimont lui servait d'entremetteuse. J'en
acquis les preuves bien certaines. J'en fis des reproches
à Antonia qui me répondit d'abord que ce n'était pas
vrai et qui finit par me dire : si cela ne vous convient
pas, allez-vous-en.
Je compris alors de quelle combinaison j'avais été la
dupe, et je voulus me venger en ne m'en allant pas. Jeme
donnai du moins cette raison pour rester, la véritable
était que malgré moi j'avais tellement pris l'habitude d'An-
tonia que je n'aurais plus su où aller promener ma vie si je
l'avais quittée, et cependant je ne l'aimais pas! cela dura
ainsi deux mois environ.
Un soir Antonia jouait, je sortis. A minuit je rentrai.
Je montai chez elle. Je sonnai. On ne me répondit pas,
je sonnai deux fois, trois fois, dix fois, toujours de plus
fort en plus fort. Même silence. Je collai mon oreille contre
la porte, je n'entendis rien. Je redescendis. Le portier était
couché. Jen'osaipaslui demandersiAntonîa était chezelle,
c'était déjà bien assez d'être ridicule à mes yeux sans l'être
encore aux yeux de cet homme. Je me dis que peut-être
Antonia n'était pas encore rentrée et j'attendis dans la
rue. Je ne voyais pas de lumière à ses fenêtres. Mon
amour-propre me soufflait une foule de mauvaises raisons,
dont je sentais bien que je ne pouvais plus me contenter.
J'attendis ainsi jusqu'à deux heures du matin sans voir
rentrer Antonia. Je remontai chez elle. Je sonnai, je ca-
rillonnai au risque de réveiller toute la maison, personn
ne vint m'ouvrir. Je ne doutai plus qu'Antonia n'eût un
iiomme chez elle.
Ce qu'il y avait d'atTreux c'est que je ne pouvais pas
ou plutôt que je n'osais pas rentrer chez moi, tant j'étais
sûr de trouver ma maison sens dessus dessous, et qu'il
était trop tard pour me présenter dans un hôtel. J'errai
toute la nuit.
A neuf heures du matin je remontai chez Antonia.
11 me semblait que tous les gens que je rencontrais se
moquaient de moi.
Cette fois la femme de chambre vint m'ouvrir.
L'idée quil était peut-être arrivé un accident à ma maî-
tresse ne m'était pas venue un instant.
— Antonia y est-elle? demandai-je. — Non, monsieur,
me répondit la femme de chambre avec un certain em-
barras, madame est sortie. — Je vais l'attendre. — C'est
impossible, monsieur. — Pourquoi? — Madame a em-
porté toutes les clefs.
Tout cela était bien clair.
En ce moment le cocher qui avait reconnu ma voix, se
montra.
— Ah! c'est vous, monsieur, me dit-il, j'ai une lettre
pour vous. — De qui? — De madame.'
Il me sembla que le cocher et la femme de chambre se
regardaient en riant.
Le cocher alla chercher la lettre et me la rapporta.
J'allais probablement avoir le dernier mot de cette his-
toire.
J'ouvris la lettre et je la lus.
Elle ne contenait que ces mots.
« Mon cher Emmanuel, nous sommes malheureux en-
semb!«, il fautijuc lun denousdeux soit plus raisonnable
que l'antre, vous ne l'èles pas, je le suis. Venez me voir
conmie ami, si vous voulez, mais toute autre relation doit
cesser entre nous; je ne in appartiens plus.
» Antonia. »
— 128 —
— C'est bien, balbutiai-je, car on ne reçoit pas un pa-
reil congé sans être au moins étonné, c'est bien. Vous
direz à votre maîtresse que je la prie de me renvoyer ce
qui m'appartient encore ici, à moins qu'elle ne veuille
encore me voler cela. Le mot n'était pas de bien bon
goût, mais j'étais si irrité de la façon dont j'avais été
joué que je ne pus le retenir.
Je vins m'installer ici. Ce jour je reçus mes malles
accompagnées d'une lettre fort impertinente d'Antonia
qui me disait qu'après avoir spéculé sur elle, je me per-
mettais de l'insulter et que si elle ne me méprisait pas
tant, elle m'enverrait quelqu'un pour me mettre à la raison.
Cette lettre me coûtait quatre-vingt-dix mille francs,
pour le même prix j'aurais eu un autograplie de Charle-
magne, deux tableaux de Van-Dyck ou quatre mille
livres de rente.
— Et depuis, demandai-je à Emmanuel, tu n'as pas
entendu parler d'Antonia? — Au contraire; tous les jours
j'apprends qu'elle fait circuler une nouvelle infamie sur mon
compte. Quand j'ai payé madame d'Orimont, je n'ai pas
songé à lui redemander les reçus que je lui avais faits, et
elle les montre à qui veut les voir, en disant que je lui dois
de l'argent et que je ne le lui rends pas. Quand je payais quel-
que chose pour Antonia, je faisais faire la facture en son
nom, si bien qu'aujourd'hui elle fait voir ces factures etdit :
M. Emmanuel de... celte canaille avec qui j'ai eu le mal-
heur de vivre, me laissait payer comme je l'entendais les
choses qu'il disait acheter pour moi. Elle a été jusqu'à
me faire menacer des tribunaux. Elle a dit à tous mes
créanciers que je suis un gredin, que je ne les payerai ja-
mais et j'ai, à l'heure qu'il est, une des plus mauvaises
réputations de Paris. — Mais ce n'est pas tout, dis-je, et
je racontai à Emmanuel ma conversation avec Octave.
Il l'écouta avec un abattement profond.
— J'ai bien mérité tout cela, dit-il, on ne sait pas tout
le mal qu'une femme si méprisable qu elle soit peut faire
à un homme honorable, quand elle est jeune, jolie et
— 429 —
qu'elle est entourée de gens qui lui font la cour et qui
sont prêts à croire tout ce qu'elle dit. Rends-moi le ser-
vice d'aller chez M. de Magny, que tout cela finisse par
un bon duel, c'est tout ce que je demande.
J'allai chercher Octave et nous nous rendîmes chez
M. de ftlagny, espèce de sot frisé que nous trouvâmes oc-
cupé à se faire onder les cheveux.
Le résultat de notre visite fut que M. de Magny n'avait
fait que de répéter ce que mademoiselle Antonia lui avait
dit et qu'il ne le rétracterait que si elle le rétractait elle-
même.
Nous allâmes chez Antonia que nous trouvâmes flan-
quée de madame sa mère.
Un volume ne suffirait pas si je voulais transcrire toutes
les infamies que ces deux drôlesses débitèrent sur Em-
manuel. Elles en arrivèrent à nous dire qu'Emmanuel avait
prêté les mains aux marchés qu'Antonia semblait faire
en cachette de lui, et qu'il l'aidait à manger l'argent qui
en résultait. Elles ne respectaient rien, ni délicatesse, ni
famille, ni honneur. Moi qui savais qu'il n'y avait pas
dans le monde d'homme plus loyal qu'Emmanuel, je fus
vingt fois sur le point de prendre une chaise et d'assom-
mer ces créatures.
Pendant deux heures elles nous racontèrent leurs
griefs, chacune à son tour et quelquefois (ouïes les deux
ensemble, et ce qu'il y avait d'aflVeux, c'est que tout ce
qu'elles disaient acijuéiait un air de vérité par la gène
même où se trouvait Emmanuel.
— Depuis qu'il ne m'a plus il n'a pas un sou, disait
Antonia,
Emmanuel se battit avec M. de Magny. Il lui donna
un coup d'épée, il paya toutes ses dettes, il sacrifia la
moitié de sa fortune, il s'en alla demeurer en Touraine
avec sa mère, il rompit complètement avec un monde
pour lequel il n'était pas fait, ce qui n'empêche pas que
lorsqu'on' parle de lui, on trouve encore des gens qui
vous disent :
— 130 —
— Emmanuel de... qui a été l'amanl cVAntonia, ce
n'esl pas un très-honnête garçon à ce qu'il paraît. On ra-
conte de bien vilaines choses sur son compte.
Il y a six mois environ je rencontrai Emmanuel que je
n'avais pas vu depuis un an. Je lui parlai naturellement
d'Antonia.
— Tiens, me dit-il, il faut que tu me rendes un service.
— Lequel? — Tu vas aller chez Antonia lui porter ces
cinq cents francs.
Et en même temps il tirait un billet de cinq cents francs
de son portefeuille.
— Tu es fou, lui dis-Je, lu envoies encore de l'argent
à Antonia! — Oui, la pauvre fille m'a écrit qu'elle était
très-malheureuse, qu'on allait lui vendre ses meubles et
qu'elle avait absolument besoin de celte somme. Je la lui
portais, mais puisque le voilà, j'aime autant que ce soit
toi qui t'en charges. — As-tu la lettre d'Antonia sur toi?
• — Oui, la voici.
Cette lettre était ainsi conçue :
« Mon cher Emmanuel, je suis extrêmement gênée, il
me faut absolument cinq cents francs aujourd'hui ou l'on
vendra mes meubles demain. Je m'adresse à vous, parce
que de tous les ^ens que je connais, c'est vous qui avez
le plus de cœur et qui serez le plus prompt à me rendre
ce service, en souvenir de l'heureux temps que nous avons
passé ensemble. »
C'était d'un bel aplomb!
Je pris le billet de cinq cents francs et je me rendis
chez Antonia.
— Je viens de la part d'Emmanuel, lui dis-je. — Il
a reçu ma lettre? fil-elle. — Oui. — Et il m'envoie? —
Cinq cents francs que voici. — Oh! qu'il est aimable, vous
le remercierez bien pour moi. Pourquoi n'est-il pas venu
lui-même, j'aurais eu tant de plaisir à le voir. — Ce
n'est pourtant pas ce que vous m'avez dit la dernière fois
que je vous ai vue, fîs-je observer à Antonia. Vous trai-
tiez bien mal Emmanuel. — Ah! vous savez! fît-elle né-
— 151 —
gligemment, on dit de ces choses-là quand on est en
colère, et le lendemain on regrette de les avoir dites.
Voilà comment se font et se défont|les réputations de
jeunes gens.
Tout ce que m'avait dit Emmanuel le jour de notre
première entrevue chez Antonia s'était réalisé.
Décidément l'expérience est un fruit que l'on ne cueille
jamais que lorsqu'il est pourri.
Les trois aventures arrivées à Emmanuel me repré-
sentaient l'amour dans sa triple unité. En dehors de ces
trois positions je ne voyais plus rien. L'amour de pas-
sion, l'amour de caprice, l'amour de commerce me sem-
blaient résumer toutes les exigences du cœur, de l'esprit
et des sens.
Je racontais donc partout l'histoire d'Henriette, d'Au-
gustine et d'Antonia.
Un jour j'allais de Lyon à Avignon, et je me trouvais
dans le coupé avec un homme de trente-cinq ans environ
dont la figure loyale et douce attirait aisément la sympa-
thie.
Nous fîmes vile connaissance.
En voyage que peut-on faire de mieux que de se racon-
ter des histoires!
Je racontai à mon voisin les amours d'Emmanuel.
— Ainsi, me dit-il, quand j'eus fini, vous croyez
avoir dans ces trois anecdotes toutes les phases par les-
quelles le cœur peut passer? — Je le crois, lui dis-je. —
Vous vous trompez, jeune homme, fît-il familièrement et
avec un doux sourire, tout n'est pas là. Vous n'avez dans
ces trois récits que des passions où le cœur n'est jamais
complètement satisfait et il vous manque le plus doux, le
plus simple et le plus heureux des compléments. — Pou-
vez-vous me le fournir? — Parfaitement. C'est famour
où il n'y a défiance ni du côté de la femme, ni du côté de
l'homme, où l'un apporte sa loyauté, l'autre son inno-
cence et dont sortent une estime réciproque et une affec-
tion sans limites. C'est l'amour qui est dégagé de toutes
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ces petites entraves qui font les péripéties de ceux que
vous connaissez déjà, c'est l'amour qui rend l'homme in-
dulgent et courageux, qui lui fait voir le monde en beau
et qui lui fait bénir l'existence; qui ne laisse dans l'âme
ni préjugés ni remords et qui fait à la destinée un che-
min large et florissant; c'est l'amour que Dieu a permis
que j'eusse, et dont toute gl'histoire est en vingt lignes.
La voici :
« A vingt deux ans, jesuis devenu amoureux d une jeune
fille qui en avait dix-huit. Elle m'a laissé comprendre qu'elle
m'aimait. Je l'ai demandée à sa mère qui me l'a donnée. Nos
deux petites fortunes nous ont fait une médiocrité dorée. De-
puis treize ans que nous sommes mariés nous en sommes
encore à nous demander ce que c'est que de ne pas penser
l'un comme l'autre. Nous avons deux enfants, une fille et
un garçon qui se portent bien et qui nous aiment. Nous
avons des amis qui nous respectent, et qui nous voient
avec plaisir. Nos séparations, séparations d'affaires, sont
sans larmes parce qu'elles sont sans crainte et que nous
nous confions à la Providence. Tout notre bonheur est
en nous-mêmes, toutes nos espérances sont en nos en-
fants. Le malheur peut venir, il trouvera deux cœurs
bien unis, prêts à le recevoir comme un hôte nécessaire
dans la vie. La mort peut frapper l'un de nous, au ha-
sard, notre religion nous a fait voir dans la mort une
séparation momentanée et non une séparation éternelle.
Nous essayons de faire de nos enfants des cœurs honnê-
tes, des esprits loyaux et des âmes chrétiennes, et jusqu'à
présent, nous avons réussi. Nous sommes, et je crois,
et je le dis sans orgueil, aussi heureux qu'on peut Têtre. »
Comparez maintenant cet amour aux trois autres et
voyez lequel votre conscience doit préférer.
Je regardai l'homme qui venait de me parler ainsi.
Son œil rayonnait, limpide et fier.
— Oui, vous êtes le bonheur, lui dis-je avec émotion.
— Parce que je suis le bien, me répondit-il avec con-
fiance.
FIN.
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ANGE ET DEMON
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LES ENFANTS DE L'AMO
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EUGENE SrK.